Le dernier des mohicans | Page 8

James Fenimore Cooper
cet étrange ensemble.
Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu'à faire ressortir encore
davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges
et courts, à collet bas; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la
jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs; des bas de coton rayés, et des souliers
à l'un desquels était attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure de
son corps. Rien n'en était dérobé aux yeux; au contraire, il semblait s'étudier à mettre en
évidence toutes ses beautés, soit par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d'une
grande veste de soie plus qu'à demi usée et ornée d'un grand galon d'argent terni, sortait
un instrument qui, vu dans une compagnie aussi martiale, aurait pu passer pour quelque
engin de guerre dangereux et inconnu. Quelque petit qu'il fût, cet instrument avait excité
la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, quoique la plupart
des colons le maniassent sans crainte et même avec la plus grande familiarité. Un énorme

chapeau, de même forme que ceux que portaient les ecclésiastiques depuis une trentaine
d'années, prêtait une sorte de dignité à une physionomie qui annonçait plus de bonté que
d'intelligence, et qui avait évidemment besoin de ce secours artificiel pour soutenir la
gravité de quelque fonction extraordinaire.
Tandis que les différents groupes de soldats se tenaient à quelque distance de l'endroit où
l'on voyait ces nouveaux préparatifs de voyage, par respect pour l'enceinte sacrée du
quartier général de Webb, le personnage que nous venons de décrire s'avança au milieu
des domestiques, qui attendaient avec les chevaux, dont il faisait librement la censure et
l'éloge, suivant que son jugement trouvait occasion de les louer ou de les critiquer.
-- Je suis porté à croire, l'ami, dit-il d'une voix aussi remarquable par sa douceur que sa
personne l'était par le défaut de ses proportions, que cet animal n'est pas né en ce pays, et
qu'il vient de quelque contrée étrangère, peut-être de la petite île au delà des mers. Je puis
parler de pareilles choses, sans me vanter, car j'ai vu deux ports, celui qui est situé à
l'embouchure de la Tamise et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et
celui qu'on appelle Newhaven; et j'y ai vu les capitaines de senaux et de brigantins
charger leurs bâtiments d'une foule d'animaux à quatre pieds, comme dans l'arche de Noé,
pour aller les vendre à la Jamaïque; mais jamais je n'ai vu un animal qui ressemblât si
bien au cheval de guerre décrit dans l'Écriture:
-- «Il bat la terre du pied, se réjouit en sa force, et va à la rencontre des hommes armés. Il
hennit au son de la trompette; il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines, et le
cri de triomphe.» -- Il semblerait que la race des chevaux d'Israël s'est perpétuée jusqu'à
nos jours. Ne le pensez-vous pas, l'ami?
Ne recevant aucune réponse à ce discours extraordinaire, qui à la vérité, étant prononcé
d'une voix sonore quoique douce, semblait mériter quelque attention, celui qui venait
d'emprunter ainsi le langage des livres saints leva les yeux sur l'être silencieux auquel il
s'était adressé par hasard, et il trouva un nouveau sujet d'admiration dans l'individu sur
qui tombèrent ses regards. Ils restaient fixés sur la taille droite et raide du coureur indien
qui avait apporté au camp de si fâcheuses nouvelles la soirée précédente. Quoique ses
traits fussent dans un état de repos complet, et qu'il semblât regarder avec une apathie
stoïque la scène bruyante et animée qui se passait autour de lui, on remarquait en lui, au
milieu de sa tranquillité, un air de fierté sombre fait pour attirer des yeux plus
clairvoyants que ceux de l'homme qui le regardait avec un étonnement qu'il ne cherchait
pas à cacher. L'habitant des forêts portait le tomahawk[10] et le couteau de sa tribu, et
cependant son extérieur n'était pas tout à fait celui d'un guerrier. Au contraire, toute sa
personne avait un air de négligence semblable à celle qui aurait pu être la suite d'une
grande fatigue dont il n'aurait pas encore été complètement remis. Les couleurs dont les
sauvages composent le tatouage de leur corps quand ils s'apprêtent à combattre, s'étaient
fondues et mélangées sur des traits qui annonçaient la fierté, et leur donnaient un
caractère encore plus repoussant; son oeil seul, brillant comme une étoile au milieu des
nuages qui s'amoncellent dans le ciel, conservait tout son feu naturel et sauvage. Ses
regards pénétrants, mais circonspects, rencontrèrent un instant ceux de l'Européen, et
changèrent aussitôt de direction, soit par astuce, soit par dédain.

Il est impossible de dire quelle remarque ce court instant de communication silencieuse
entre deux
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