Le dangereux jeune homme | Page 4

René Boylesve
vous étiez admis à vous chauffer aux rayons de la lune de miel...
--Des Gaudrées, je vous en ai avertis, était un homme aimé.
--Un vaurien, je parie?
Pas même: un rien du tout. Mis à la porte du lycée, il avait, comme on dit, achevé ses études dans une bo?te à bachot, rue Lhomond, à Paris, où il ne décrocha, d'ailleurs, jamais aucun bachot. Il possédait une terre en Normandie; il était laid; il n'avait pas l'air plus intelligent qu'il ne l'était. Une jeune fille, belle comme une fée, se toqua de lui lors de la première visite qu'il fit, une fois de retour en sa province. Comme il lui racontait, en parfaite bonne foi, ses échecs universitaires, et qu'il ajoutait: ?Je m'en bats l'oeil?, il para?t que la demoiselle avait estimé cette singulière expression spirituelle au possible, et le jeune blackboulé irrésistible. Qui ne sait, en effet, que de beaucoup moins que rien naissent parfois les très grandes amours?
?Le vieux manoir des Gaudrées re?ut bient?t là plus ravissante chatelaine qu'eussent contenue jamais ses murailles élevées sous Louis XIII, s'il vous pla?t.
--Ah! vous nous avez avertis que vous défiguriez les lieux; ne trichez pas, je vous prie!
--Je change les noms et me promène à ma guise sur la carte de France, entendu. C'est bien dans une gentilhommière déjà construite au temps de Mansard et de Le N?tre que j'arrivai, par une soirée d'ao?t de... de quelle année?... Hé! hé! il s'en est bien écoulé plus de vingt depuis lors!...
?L'heureux mari vint me prendre à une petite gare au moyen d'une automobile, véhicule encore rare à l'époque, et en compagnie d'un parent à qui cette merveille appartenait. Je n'avais pas encore l'honneur de conna?tre madame des Gaudrées. Je l'aper?us de la grille du parc, avant que j'eusse mis pied à terre. Elle se promenait dans l'allée d'un parterre fleuri formant tapis devant la demeure, et elle tenait une haute canne à la main;
?--Ah! sapristoche! m'écriai-je.
?--Qu'as-tu? me demanda mon h?te.
?--Mais, mon vieux, ta femme est une beauté!
?J'entends encore mon ancien camarade ricaner, d'un air fat:
?--Croyais-tu, me dit-il, que j'avais épousé un laideron?
?--C'est bien pourtant ce que tu méritais!...
? Je vous ai dit que ce Gaudrées était laid et bête. Répondez-moi: croyez-vous que de tels hommes puissent être aimés?
--Heu... heu! fit M. Bernereau, j'en ai connu de ce calibre qui ont été cocufiés royalement. Le mari, entre autres, à qui votre histoire me faisait penser soudain, et dont j'aurai sans doute à vous entretenir prochainement.
--N'anticipons pas! s'écria M. de Soucelles. Si vous nous dites que votre Gaudrées fut aimé, nous le croyons, du moins provisoirement; le caprice des femmes est sans bornes, et j'ajouterai que c'est bien heureux pour la plupart d'entre nous.
--Messieurs, je me vois approchant de cette idéale créature dans le petit parterre... J'entends crier le gravier sous mes semelles. Je sens l'odeur des buis à laquelle se mêlait celle d'oeillets d'Inde fra?chement arrosés, et qui d'ordinaire ne me pla?t pas du tout. Vous dirai-je que c'est un mélange qui, tout détestable qu'il soit demeuré pour ma narine, ne va jamais sans me faire, encore aujourd'hui, quasiment pamer, par la nostalgie qu'il me communique de ce précieux instant...
--Bref, vous êtes tombé amoureux de votre madame des Gaudrées avant de lui avoir baisé la main!
--Amoureux?... Je ne sais. Il y avait ce sacripant qui me gênait, qui ricanait toujours, et de qui c'est elle qui était amoureuse!
--Elle était amoureuse. Mais le saviez-vous déjà en posant le pied dans le petit parterre?
--Si je le savais! si je le savais!... Laissez-moi parler. Pendant que j'entendais crier le gravier sous ma botte, pendant que je respirais l'odeur du buis et des oeillets d'Inde, savez-vous ce qu'elle faisait, madame des Gaudrées?... Oui, oui, elle tournait vers nous son charmant visage? Oui, elle nous souriait? évidemment, messieurs. Elle tournait son charmant visage vers lui, à lui seul elle souriait! Et ensuite elle se laissait par moi baiser la main? Elle m'adressait un petit mot d'accueil? Parbleu! elle savait vivre. Mais, aussit?t, elle se jetait, je dis, messieurs, ?se jetait? à la tête de son époux, et elle l'embrassait, devant moi, de quelle manière? Cyniquement. J'aurais giflé ce misérable.
--Elle l'embrassait, voyons! C'était d'une gentille femme!
--Cyniquement! vous dis-je; je vous dis qu'elle l'embrassait cyniquement. Ce n'était pas en gentille femme, c'était en amante oublieuse de toute retenue.
--En un mot, vous étiez jaloux!
--Et cet imbécile de mari qui continuait de ricaner!... Je ne sus d'ailleurs pas me contenir. Je dis:
?--Ah! de l'amour! Mais songez que je suis célibataire et que j'enrage...?
?Cela fit ricaner de nouveau l'horrible homme aimé.
--Et elle?
--Elle ne sourit pas. Elle me regarda avec de beaux yeux de bête qui ne parle ni ne comprend. Elle avait dans la physionomie quelque chose de farouche et d'innocent. Elle était tellement indifférente à mon malaise, que je ne pouvais lui en vouloir.
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