sain comme les bruyères!» dit-on là-bas de ceux
de sa trempe. La mort subite de son père et d'un aîné qui devait hériter des fonctions
paternelles rappela Jakkè du séminaire de Malines où, comme la plupart des cadets de
fermiers flamands, il se préparait à devenir curé. Il rapporta du collège des manières
déférentes, et les livres avaient fait lever dans son imagination ce grain de merveilleux
qui germe au fond de toute âme campinoise.
L'air réservé, plus grave que son âge, il était une sorte d'oracle pour sa paroisse. Le
caractère ecclésiastique qu'il avait failli revêtir ajoutait à son prestige. Les réfractaires
même vantaient son humanité et son esprit de justice. S'il tenait à distance les familiers, il
ne se connaissait aucun ennemi et pas une mère qui ne l'eût rêvé pour gendre.
Sa vieille mère à lui aurait bien désiré qu'il se mariât, mais le jeune homme un peu
farouche ne se pressait pas, sincèrement convaincu de n'être jamais plus heureux
qu'auprès d'elle.
Tout alla bien jusqu'au jour où l'appoint des irréguliers s'augmenta d'une pauvresse et de
sa fille, exilées d'on ne sait combien de patries et qui obtinrent de la charité du comte de
Thyme, la jouissance--puisque cela s'appelle ainsi--d'une masure abandonnée, sur la
lisière des bois, de l'autre côté du Boschhof.
Comme leurs pareils, ces étrangères vivaient de rares aumônes, d'un peu de travail et de
continuelles rapines. Leurs ressources avouables consistaient dans la récolte des
champignons et des faînes et dans la fabrication des paillassons. En outre elles avaient
ouvert un débit de liqueurs dans leur taudis et la vieille disait la bonne aventure à sa
clientèle de pieds-poudreux et de claque-dents.
La fille était une grande pièce, dégingandée, maigrichonne, les cheveux ébouriffés luisant
comme du charbon, l'ovale allongé du masque troué de deux yeux noirs comme l'orage,
toute sa personne serpentine travaillée par un brasier intérieur. En somme, une femelle
peu engageante pour les terriens honnêtes, friands de blondines potelées et d'humeur
placide. Aussi elle ne recruta de galants que parmi les manouvriers de passage, les
porte-balles, les forains, les valets infimes ou parmi les braconniers qui l'associaient
comme recéleuse ou comme chienne de garde à leurs entreprises. Encore fallait-il qu'elle
les provoquât ouvertement, car, aussi décriés qu'ils fussent, ces gueux avaient trop de
vergogne pour tirer vanité de leur aubaine.
Au demeurant, la gaillarde avait bon caractère. Comme ceux de sa gent, elle n'en voulait
qu'à l'autorité, au garde-champêtre, au gendarme, au juge, aux riches et à leurs salariés, en
général à ces heureux qui détiennent la terre et l'argent ou qui traquent, pourchassent et
vexent de mille façons les ventres creux et les goussets vides. Mais ceux-là, elle les
haïssait pour toute la chrétienté et il n'est pas de méchant tour qu'elle n'eût voulu leur
jouer. Les villageois l'avaient appelée Hiep-Hioup! à cause de ses interjections favorites
qu'elle accompagnait d'un entrechat et d'un claquement des doigts, et bientôt elle ne fut
plus connue que sous ce sobriquet.
Cette paroissienne devait avoir fatalement maille à partir avec Jakkè Overmaat. La sorte
de respect et de sympathie que le garde inspirait jusque-là aux plus incorrigibles vauriens
irritait particulièrement la mâtine. Elle n'admettait pas qu'on isolât cette casquette
galonnée de la légion des tourmenteurs du pauvre monde.
Un jour elle était en train, la cognée au poing, de faire subir aux bouleaux du domaine
confié à la surveillance du garde, un émondage de sa façon, lorsque le fils Overmaat
arriva de ce côté. Au lieu de fuir, elle rassembla, de l'air le plus insouciant, une abondante
provision de ramée. Il la tança sans colère, l'engageant à venir demander plutôt à la ferme
les bûches dont elle aurait besoin. La noiraude le regarda dans le blanc des yeux, et
lorsqu'il eut fini de bredouiller sa semonce, elle lui rit au nez d'un rire aigre comme un
trille de fifre, puis tourna les talons et s'enfuit en sautant et en brandissant la cognée:
«Hiep-Hioup!»
Ce rire strident causa au garde un embarras et un malaise qu'il n'avait jamais éprouvés. Le
reste du jour, il l'entendit grincer à son oreille. Pour la première fois de sa vie il fut
mécontent de lui-même et se trouva inférieur à son poste.
Sa mauvaise humeur durait encore, lorsque, quelque temps après, à l'aube, il trouva
Hiep-Hioup accroupie dans les taillis, occupée à dénicher des oeufs de faisan. Il bénit
presque cette occasion de se réconcilier avec lui-même; sur un ton qui n'admettait pas de
réplique, il lui ordonna de vider le contenu de ses poches et de remettre les oeufs dans le
nid. Comme elle n'en faisait rien, il lui prit le bras et le serra assez fortement. Elle cria
comme une taupe mordue par un chien, laissa choir les oeufs qu'elle cachait dans son
tablier, les écrabouilla sous son sabot, puis,
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