Le culte du moi 3 | Page 6

Maurice Barrès
reconduire nos singulières compagnes. Son sourire me froissa, je n'avais plus que mauvaise humeur d'être mêlé à une aventure de cet ordre. Je comptais bien ne pas m'y attarder cinq minutes! et par la suite je lui ai d? de prendre conscience de deux ou trois sentiments qui jusqu'alors avaient sommeillé en moi.
Dans la voiture, la petite fille s'assit entre sa soeur et moi, et comme c'était tout de même une enfant de dix ans, elle nous prit la main à tous deux. Sur mes questions, elle me raconta d'un ton très doux le détail et la fatigue de ses journées de petite danseuse, en appelant ses camarades par leurs noms et avec des mots d'argot qui me rendaient assez gauche. Elle n'était à Paris que depuis quelques mois et avait été élevée dans le Languedoc, à Joigné.
--Ah! m'écriai-je, comme parlant à moi-même, le beau musée qu'on y trouve!
--Vous l'aimez? demanda Bérénice en me serrant de sa petite main chaude.
Je lui dis y avoir passé des heures excellentes et leur en donnai des détails.
--Notre père était gardien de ce musée, me dit la grande soeur; c'est là que Bérénice se plaisait; elle pleure chaque fois qu'elle y pense.
--Et pourquoi pleurez-vous, petite fille?
Elle ne me répondit pas, et détourna les yeux.
--Il n'y venait jamais personne, reprit la grande soeur; les tapisseries, les tableaux étaient si vieux! Si vous nous connaissiez depuis plus longtemps, je croirais que vous parlez de Joigné pour faire plaisir à Bérénice.
Nous étions arrivés chez elles, là-bas, sur ce flanc de la butte Montmartre qui domine la banlieue. Je pris dans mes bras cette petite fille maigre pour la descendre de voiture, et déjà la légère curiosité qu'elle m'avait inspirée se faisait plus tendre à cause de notre passion commune pour ce musée de Joigné, ce musée du roi René, d'un charme délicat et misérable, comme la petite bouche si fine et à peine rosé de cette enfant aux cheveux nattés.
* * * * *
CHAPITRE QUATRIèME
HISTOIRE DE BéRéNICE (Suite).--LE MUSéE DU ROI RENé
C'est un art très étroit, mais c'est de l'art qu'on trouve au ?Musée du roi René?, et ses trois salles du quinzième siècle présentent même une des étapes les plus touchantes de notre race.
La plupart des hommes n'y voient que des beautés mortes et presque de l'archéologie, mais quelques-uns, d'ame mal éveillée, attendris de souvenirs confus, n'admettent pas qu'on dénoue si vite les liens de la vie et de la beauté. Cet art franco-flamand qui, au quatorzième siècle, fut la fleur du luxe et de la grace, ne leur est pas seulement un renseignement, il les émeut.
Peut-être ces bibelots, du temps qu'ils étaient d'usage familier, leur eussent paru vulgaires, mais le silence et la froideur des musées, qui glacent les gens sans imagination, disposent quelques autres à la plus fine mélancolie.
Cette collection a été formée par une fa?on de patriote qui consacra la première partie de sa vie à envisager le fran?ais et le latin comme deux langues soeurs sorties du gaulois, et il s'indignait, dans des revues départementales, de la manie qu'on a de dériver nos mots de vocables latins. Par un raisonnement analogue, il affirmait que le réveil artistique, dit Renaissance, s'était manifesté dans un même frisson, à la même heure, sur toute l'Europe; et il démontra avec passion que l'influence italienne n'avait été qu'une greffe néfaste, posée sur notre art fran?ais, à l'instant où celui-ci, d'une merveilleuse vigueur, allait épanouir sa pleine originalité. Et comme, à l'appui de sa première manie, il avait publié une liste de mots fran?ais, tout indépendants du latin et d'évidente origine celtique? pour édifier sur les qualités autochtones de la première renaissance fran?aise, il réunit des panneaux, des miniatures et des orfèvreries des douzième et treizième siècles, qui ne trahissent rien d'italien.
Ses curiosités désintéressées le servirent. Il correspondait avec les curés pour obtenir d'eux des vocabulaires de patois locaux, il visitait les plus misérables masures pour y dénicher des choses d'art; aussi devint-il populaire près de l'un et l'autre parti. L'ardent patriotisme de ses monographies du Languedoc et de la Provence le dispensèrent de profession de foi, en sorte que, par la suite, il parvint au Sénat.
Dans sa gratitude, il offrit au département sa collection, qui en grossissant, l'accablait, et qu'on installa sous le nom de Musée du roi René dans une propriété de l'état, au chateau de Joigné, bati jadis par le roi René. Il y fit placer comme gardien le mari d'une jeune femme qu'il aimait et qui avait pour fille la toute petite Bérénice.
Et c'est ainsi que l'enfant grandissante alimenta ses premiers appétits dans un cycle de choses, mortes pour l'ordinaire des hommes.
La vaste pièce qu'occupait le musée dans cette lourde et humide construction était chauffée pendant l'hiver et toujours fra?che au plus fort de l'été.
La petite fille y passa de longues après-midi, seule parmi
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