Le culte du moi 2 | Page 4

Maurice Barrès
jeunes gens une
connaissance nette de leur véritable tradition, mais il les pressait de se
dégager et de retrouver leur filiation propre.
Si je ne subis pas, est-ce à dire que je n'acquière point? J'eus mes
victoires et mes conquêtes en Espagne et en Italie; nos défaites sur le
Rhin contribuèrent à ma formation; c'est d'un Disraeli que j'ai reçu
peut-être ma vue principale, à savoir que, le jour où les démocrates
trahissent les intérêts et la véritable tradition du pays, il y a lieu de
poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier à
la fois l'amélioration sociale et les grandes ambitions nationales. Si
nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que
celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l'univers. Il nous
enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit, et transforme ses
aliments.
J'ai marqué ailleurs, comment un premier travail de mes idées n'est,
tout au fond, que d'avoir reconnu d'une manière sensible que le moi
individuel était supporté et nourri par la société. Sur cette étape je ne
reviendrai pas, mais on veut élargir ici le raisonnement, et, d'une
évolution instinctive, faire une méthode française.
* * * * *
A mon sens, on n'a pas dit grand'chose quand on a dit que
l'individualisme est mauvais. Le Français est individualiste, voilà un
fait. Et de quelque manière qu'on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les
fortes critiques que nous accumulons contre la Déclaration des Droits
de l'homme n'empêchent point que ce catéchisme de l'individualisme a
été formulé dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs! Et ce
phénomène (qu'aucun historien jusqu'à cette heure n'a rendu

compréhensible) marque en traits de jeu combien notre nation est
prédisposée à l'individualisme. La juste horreur que nous inspire le
Robert Greslou de Bourget n'empêche point que quelques-unes des
précieuses qualités de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves
défauts, de ce qu'ils sont des êtres qui ne s'agrègent point
naturellement en troupeau.
Si je ne m'abuse, l'Homme libre, complété par les Déracinés, est utile
aux jeunes Français, en ce qu'il accorde avec le bien général des
dispositions certaines qui les eussent aisément jetés dans un nihilisme
funèbre.
Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l'individu, alors même
que je semblais le plus l'humilier. Une de mes thèses favorites est de
réclamer que l'éducation ne soit pas départie aux enfants sans égard
pour leur individualité propre. Je voudrais qu'on respectât leur
préparation familiale et terrienne. J'ai dénoncé l'esprit de conquérant
et de millénaire d'un Bouteiller qui tombe sur les populations indigènes
comme un administrateur despotique doublé d'un apôtre fanatique; j'ai
marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de
l'Université, déracine les esprits. Si l'on veut bien y réfléchir, ce ne sera
pas une petite chose qu'un traditionaliste soit demeuré attentif aux
nuances de l'individu. Aussi bien je ne pouvais pas les négliger,
puisque je voulais décrire une certaine sensibilité française et surtout
agir sur des Français. Mon mérite est d'avoir tiré de l'individualisme
même ces grands principes de subordination que la plupart des
étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les
jeunes Français croient en eux-mêmes; ils jugent de toutes choses par
rapport à leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme; chez nous, c'est
l'honneur, l'honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes
contemporains ne m'eussent pas écouté si j'avais pris mon point de
départ ailleurs que du Moi.
Au milieu d'un océan et d'un sombre mystère de vagues qui me pressent,
je me tiens à ma conception historique, comme un naufragé à sa
barque. Je ne touche pas à l'énigme du commencement des choses, ni à
la douloureuse énigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne à

ma courte solidité. Je me place dans une collectivité un peu plus longue
que mon individu; je m'invente une destination un peu plus raisonnable
que ma chétive carrière. A force d'humiliations, ma pensée, d'abord si
fière d'être libre, arrive à constater sa dépendance de cette terre et de
ces morts qui, bien avant que je naquisse, l'ont commandée jusque dans
ses nuances....
* * * * *
Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fidèles lecteurs,
il est possible qu'un étranger s'approche de notre cercle et que, jetant
les yeux sur cette préface, il s'étonne. En effet, pour tout le monde, à
vingt ans, la grande affaire c'est de vivre, mais bien peu se préoccupent
de trouver le fondement philosophique de leur activité. Nos soucis
ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. Là-dessus, je
n'ai rien à répondre. D'autres personnes semblent craindre que le goût
de la réflexion ne dénature et ne comprime la naïveté de nos
impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien! l'art pour
nous, ce serait d'exciter, d'émouvoir l'être profond par
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