à lasser leurs forces morales sous la fatigue physique, et à les rendre dociles à sa main.
Eux, cependant, à courir par les villages et les corons des mineurs, prenaient une peine plus grande. Ils se lamentaient, disant: ?En quelle époque barbare, nous vivons encore pour que tant de pauvreté demeure au monde. Nos mères nous enfantent dans le seul but d'un dur labeur, et nous trimons plus que les bêtes, sans avoir, comme les bêtes, le loisir de ne pas penser. Ah! maudite soit l'heure de brève joie où nos tristes pères jetèrent leur semence aux flancs de leurs épouses décharnées. De quel droit nous créèrent-ils puisqu'ils ne pouvaient nous léguer que le désir à jamais inassouvi?
?Et les savants disent que les générations se succèdent dans une voie de progrès, et que l'homme marche à la conquête de Dieu.... Les pouvons-nous croire, puisque nous apprenons seulement l'art de nous égorger, alors que toutes nos forces employées à la seule fin d'améliorer notre sort, ne réussiraient que bien petitement. En vérité, elle a raison la jeune prophétesse qui crie par les nuits que nous demeurons barbares comme les loups, et que jamais nous ne tiendrons le bonheur, parce que nous aimons trop le sang.... Voilà maintenant qu'on a préparé les tambours et les drapeaux.... Il va falloir se ruer sur les pauvres diables des autres nations, sans que nous puissions même comprendre le motif de notre rage.... Nos pieds ont déjà été durcis sur les routes, et nos épaules ne sentent plus le poids du havresac... Voyons, ne se lèvera-t-il pas un homme fort, parmi nous, qui proclamerait enfin la révolution de l'Amour universel??
Et les petits soldats se poussaient l'un l'autre et ils disaient: ?Toi, toi...? mais nul n'osait prendre la parole.
Enfin, le délire de Francine s'atténua. Elle récupéra de la santé et de la raison. Mais quand M. de Chaclos voulut reparler des noces, Philomène lui affirma qu'elle resterait fille. Et il comprit bien qu'elle partageait alors le sentiment de sa soeur, et qu'il lui faisait horreur à cause du sang dont il s'était couvert.
Un peu plus tard, il connut que Philomène s'était fiancée à Philippe.... Cela ne le surprit point, parce qu'il avait entendu presque de leurs conversations, les soirs de primevères.
Le cornette changea de garnison et vint au fort avec un détachement de Guides.
Depuis lors, M. de Chaclos vécut tristement; car il chérissait Philomène selon la ténacité des dernières passions. La presque certitude qu'il avait eue de l'épouser avait rendu plus inébranlable cet amour de la quarantième année. Néanmoins, son ame était noble, il persuada au colonel de marier Philomène et Philippe. Et comme la jeune fille remarquait avec étonnement son entremise, il lui répondit qu'il l'aimait pour elle, non pour lui; et préférait la savoir heureuse aux bras d'un autre, plut?t que malheureuse aux siens. Cela lui vaudrait infiniment moins de douleur.
Quand on sortit de l'église, le cornette dit à sa femme: ?Voici que vous vous sacrifiez à moi par compassion. Je tacherai maintenant de mériter votre admiration.?
La guerre survint....
Le Fort gardait la frontière. On tira de ses coupoles le premier coup de canon.
Les troupes de la ville arrivèrent, et puis ce furent les troupeaux d'ouvriers et de paysans qui descendirent des trains. On les revêtit d'uniformes, on leur distribua des armes. Au dehors, les grandes routes se remplirent d'enfants et de mères qui mendiaient. Les jeunes filles se prostituaient presque pour rien. Sur l'horizon, les donjons des usines cessèrent de flamboyer pour la première fois depuis trente ans. Le boulevard de la ville était plein d'activité parce qu'on avait joué à la baisse des fonds publics, dans les palais des Compagnies d'assurances, Sociétés métallurgiques et banques de crédit. Les hommes d'argent rachetaient déjà en sous main les titres de rente afin de les revendre, avec prime, dès l'annonce du premier avantage.
Pour obtenir ce premier avantage que les dépêches grossiraient habilement, les maréchaux se hataient de réunir des hommes sur ce point de frontière. On les arrachait des mines et des sillons. Les fanfares sonnaient. Les drapeaux claquaient. Les actrices en robe blanche, drapées dans les couleurs nationales, chantaient en plein vent, sur des tréteaux construits à la hate, l'_Amour sacré de la Patrie_. Et les hommes rouges du sol ferrugineux défilaient par masses énormes, remplissant de leurs corps l'espace trop étroit des rues. Les administrateurs des Compagnies ordonnèrent qu'on défon?at des tonneaux de piquette pour échauffer l'enthousiasme. Il s'agissait d'enlever ce précieux avantage, de faire prime sur le marché....
Les gendarmes pressaient les hordes misérables, une houle de têtes rouges battant les tréteaux où les actrices en robes blanches, drapées des couleurs nationales, et les cheveux épars par-dessus le marché, vous chantaient sans lassitude: Le jour de gloire....
Encore quelques heures de train, quelques cahots de wagons, et le troupeau, garni de brandebourgs, de galons, de ferblanterie, coiffé
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