Le conte futur | Page 4

Paul Adam
grima?aient laidement, mais ils ne criaient pas...--Chez nous, dans la Légion, on leur coupait d'abord les tendons du pied avec un canif...--En Ethiopie, nous menions nos prisonniers par vingt au fond des grottes. Devant, on allumait du bois vert, et ils éternuaient leur vie dans la fumée... Tu te le rappelles, Firmin?
?Quand le général nous eut interdit de dépenser la poudre à fusiller les Chinois, on les empilait dans les fosses des rizières et on cassait les têtes à coups de crosse de peur de fausser les ba?onnettes.... Leurs cranes sortaient en rangs d'oignons.... Le premier m'a fait de la peine... si jeune, n'est-ce pas, avec de beaux yeux orientaux qui imploraient.... Quoi! la guerre, c'est la guerre. On ne pouvait les emmener en avant, ni les laisser derrière la colonne....--Et puis, quand on entrait dans leurs villages, trouvait-on pas, piquées sur des bambous, les têtes des camarades surpris aux avant-postes? ?a ressemblait même aux doubles files des lampadaires sur les boulevards de la ville. Seulement, les yeux des pauvres diables n'éclairaient plus guère.--Tout ?a, mes vieux bougres, ?a ne vaut pas encore le coup du commandant de Chaclos--Ah! Dieu de Dieu! mes enfants, j'y étais: quelle marmelade! Moi-même ai posé la cartouche sous la pile du pont.... On les a laissés s'engager, et quand ils y furent en bon nombre... le commandant poussa le bouton de la batterie électrique.... Vlan! Le paquet a sauté!
?On retrouvait des doigts, des nez qui se promenaient tout seuls à plus de deux cents mètres, et des yeux collés contre les arbres, entre les morceaux de cervelle et des bouts de nerfs... et ces yeux-là vous regardaient.... C'était effrayant, mon cher, effrayant!... Du coup, ils battirent en retraite, les survivants. Nous e?mes sans peine leurs positions... et nous voilà ici, victorieux, le verre à la main.... On dresse des arcs de triomphe. Le commandant a eu sa croix.... Vive la guerre donc!... quand on en revient...?
...Francine qui tenait en ses mains une touffe de primevères, les laissa soudain tomber... et elle se passa les paumes sur les tempes comme pour dissiper un cauchemar... Sans doute ne vit-elle pas le geste de M. de Chaclos relevant les corolles éparses afin de les lui remettre, car elle s'enfuit aussit?t; et, avant qu'elle e?t gagné la porte, elle s'abattit contre le sol avec des cris affreux, secouée par la convulsion des nerfs.
Durant la maladie qui suivit cette crise, la fillette subit des hallucinations sinistres. Elle voyait dans la fièvre se tracer en images tangibles les souvenirs de guerre contés par les adjudants. On dut écarter d'elle tout l'appareil militaire; les uniformes, les armes, les gravures signalant la bravoure historique. Le son lointain du tambour suffisait pour l'évocation sanglante; et c'était une chose horrible. Elle se dressait menue, hagarde, les mains ouvertes et tendues pour repousser la hideur du rêve... ?Oh! disait-elle, que de pauvres vies tranchées... Le fleuve de sang saute les digues.... Les têtes roulent comme des boules.... Les doigts se crispent sur le sabre qui les coupe... Oh! les yeux des mourants... les yeux! les yeux! les yeux!... Le sang monte, monte... Il est à ma bouche... pouah!... il m'étrangle... je ne veux pas...? Et elle retombait dans des crises....
Le mariage de Philomène se trouva retardé par l'état très grave de la petite soeur.... Elle ne la quitta plus. Son affection se fit même plus fervente pour l'être que tous maudissaient. Le colonel entrait dans de grandes fureurs où il souhaitait la mort de cette triste enfant. Les officiers de son entourage, bien qu'ils affectassent de l'indulgence et de la pitié, parlaient sans aisance de ce délire qui flétrissait leur gloire.
D'ailleurs, la légende de la petite prophétesse avait bient?t visité les imaginations des soldats; et ils en causaient tout bas dans les chambrées, avant le couvre-feu. Leurs courages allaient mollir. Dans les rangs, à deux reprises, des recrues se révoltèrent contre les commandements; et on murmurait que l'heure viendrait bient?t où les hommes cesseraient d'apprendre l'art de tuer. On fondrait les canons pour fabriquer des charrues. La fraternité universelle ne tarderait plus à s'épanouir.

III
Or, cela était fort grave, parce qu'on redoutait comme prochain l'immense conflit des nations du Nord, attendu et préparé patiemment depuis plus de trente années. Des signes certains de bataille commen?aient à para?tre dans le ciel et dans les propos des diplomates. On atteignait aux premiers jours du printemps; et le printemps paraissait, de l'avis de tous les hommes de guerre, le moment le meilleur pour susciter le massacre mutuel des peuples. On redoublait d'activité dans les arsenaux et sur les polygones. Le colonel craignait que le mauvais esprit de sa troupe ne lui f?t imputé par les maréchaux inspecteurs, et, pour détourner du raisonnement les intelligences de ses soldats, il les entra?nait sans répit dans des marches et des manoeuvres propres
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