Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 9

Alexandre Dumas, père
honneur.
«En ce moment un huissier entra et remit une lettre au président.
«--Vous avez la parole, monsieur de Morcerf, dit le président tout en
décachetant la lettre.
«Le comte commença son apologie, et je vous affirme, Albert, continua
Beauchamp, qu'il fut d'une éloquence et d'une habileté extraordinaires.
Il produisit des pièces qui prouvaient que le vizir de Janina l'avait,
jusqu'à sa dernière heure, honoré de toute sa confiance, puisqu'il l'avait
chargé d'une négociation de vie et de mort avec l'empereur lui-même. Il
montra l'anneau, signe de commandement, et avec lequel Ali-Pacha
cachetait d'ordinaire ses lettres, et que celui-ci lui avait donné pour qu'il
pût à son retour, à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût, et
fût-il dans son harem, pénétrer jusqu'à lui. Malheureusement, dit-il, sa
négociation avait échoué, et quand il était revenu pour défendre son
bienfaiteur, il était déjà mort. Mais, dit le comte, en mourant, Ali-Pacha,
tant était grande sa confiance, lui avait confié sa maîtresse favorite et sa
fille.»
Albert tressaillit à ces mots, car à mesure que Beauchamp parlait, tout
le récit d'Haydée revenait à l'esprit du jeune homme, et il se rappelait ce
que la belle Grecque avait dit de ce message, de cet anneau, et de la
façon dont elle avait été vendue et conduite en esclavage.
«Et quel fut l'effet du discours du comte? demanda avec anxiété Albert.
--J'avoue qu'il m'émut, et qu'en même temps que moi, il émut toute la
commission, dit Beauchamp.

«Cependant le président jeta négligemment les yeux sur la lettre qu'on
venait de lui apporter; mais aux premières lignes son attention s'éveilla;
il la lut, la relut encore, et, fixant les yeux sur M. de Morcerf:
«--Monsieur le comte, dit-il, vous venez de nous dire que le vizir de
Janina vous avait confié sa femme et sa fille?
«--Oui, monsieur, répondit Morcerf: mais en cela, comme dans tout le
reste, le malheur me poursuivait. À mon retour, Vasiliki et sa fille
Haydée avaient disparu.
«--Vous les connaissiez?
«--Mon intimité avec le pacha et la suprême confiance qu'il avait dans
ma fidélité m'avaient permis de les voir plus de vingt fois.
«--Avez-vous quelque idée de ce qu'elles sont devenues?
«--Oui, monsieur. J'ai entendu dire qu'elles avaient succombé à leur
chagrin et peut-être à leur misère. Je n'étais pas riche, ma vie courait de
grands dangers, je ne pus me mettre à leur recherche, à mon grand
regret.
«Le président fronça imperceptiblement le sourcil.
«--Messieurs, dit-il, vous avez entendu et suivi M. le comte de Morcerf
et ses explications. Monsieur le comte, pouvez-vous, à l'appui du récit
que vous venez de faire, fournir quelque témoin?
«--Hélas! non, monsieur, répondit le comte, tous ceux qui entouraient
le vizir et qui m'ont connu à sa cour sont ou morts ou dispersés; seul, je
crois, du moins, seul de mes compatriotes, j'ai survécu à cette affreuse
guerre; je n'ai que des lettres d'Ali-Tebelin et je les ai mises sous vos
yeux; je n'ai que l'anneau gage de sa volonté, et le voici; j'ai enfin la
preuve la plus convaincante que je puisse fournir, c'est-à-dire, après une
attaque anonyme, l'absence de tout témoignage contre ma parole
d'honnête homme et la pureté de toute ma vie militaire.

«Un murmure d'approbation courut dans l'assemblée; en ce moment,
Albert, et s'il ne fût survenu aucun incident, la cause de votre père était
gagnée.
«Il ne restait plus qu'à aller aux voix, lorsque le président prit la parole.
«--Messieurs, dit-il, et vous, monsieur le comte, vous ne seriez point
fâchés, je présume, d'entendre un témoin très important, à ce qu'il
assure, et qui vient de se produire de lui-même; ce témoin, nous n'en
doutons pas, après tout ce que nous a dit le comte, est appelé à prouver
la parfaite innocence de notre collègue. Voici la lettre que je viens de
recevoir à cet égard; désirez-vous qu'elle vous soit lue, ou décidez-vous
qu'il sera passé outre, et qu'on ne s'arrêtera point à cet incident?»
«M. de Morcerf pâlit et crispa ses mains sur les papiers qu'il tenait, et
qui crièrent entre ses doigts.
«La réponse de la commission fut pour la lecture: quant au comte, il
était pensif et n'avait point d'opinion à émettre.
«Le président lut en conséquence la lettre suivante:
»Monsieur le président,
«_Je puis fournir à la commission d'enquête, chargée d'examiner la
conduite en Épire et en Macédoine de M. le lieutenant-général comte
de Morcerf, les renseignements les plus positifs_.
«Le président fit une courte pause.
«Le comte de Morcerf pâlit; le président interrogea les auditeurs du
regard.
«--Continuez!» s'écria-t-on de tous côtés.
«Le président reprit:
»_J'étais sur les lieux à la mort d'Ali-Pacha; j'assistai à ses derniers
moments; je sais ce que devinrent Vasiliki et Haydée; je me tiens à la

disposition de la commission, et réclame même l'honneur de me faire
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