Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 8

Alexandre Dumas, père
la honte du
coupable, lui concilia quelques sympathies. Les hommes vraiment
généreux sont toujours prêts à devenir compatissants, lorsque le
malheur de leur ennemi dépasse les limites de leur haine.
Le président mit l'enquête aux voix; on vota par assis et levé, et il fut
décidé que l'enquête aurait lieu.
On demanda au comte combien il lui fallait de temps pour préparer sa
justification.
Le courage était revenu à Morcerf dès qu'il s'était senti vivant encore
après cet horrible coup.
«Messieurs les pairs, répondit-il, ce n'est point avec du temps qu'on
repousse une attaque comme celle que dirigent en ce moment contre
moi des ennemis inconnus et restés dans l'ombre de leur obscurité sans
doute; c'est sur-le-champ, c'est par un coup de foudre qu'il faut que je
réponde à l'éclair qui un instant m'a ébloui; que ne m'est-il donné, au
lieu d'une pareille justification, d'avoir à répandre mon sang pour
prouver à mes collègues que je suis digne de marcher leur égal!»
Ces paroles firent une impression favorable pour l'accusé.
«Je demande donc, dit-il, que l'enquête ait lieu le plus tôt possible, et je
fournirai à la Chambre toutes les pièces nécessaires à l'efficacité de
cette enquête.
--Quel jour fixez-vous? demanda le président.

--Je me mets dès aujourd'hui à la disposition de la Chambre», répondit
le comte.
Le président agita la sonnette.
«La Chambre est-elle d'avis, demanda-t-il, que cette enquête ait lieu
aujourd'hui même?
--Oui!» fut la réponse unanime de l'Assemblée.
On nomma une commission de douze membres pour examiner les
pièces à fournir par Morcerf. L'heure de la première séance de cette
commission fut fixée à huit heures du soir dans les bureaux de la
Chambre. Si plusieurs séances étaient nécessaires, elles auraient lieu à
la même heure et dans le même endroit.
Cette décision prise, Morcerf demanda la permission de se retirer; il
avait à recueillir les pièces amassées depuis longtemps par lui pour
faire tête à cet orage, prévu par son cauteleux et indomptable caractère.
Beauchamp raconta au jeune homme toutes les choses que nous venons
de dire à notre tour: seulement son récit eut sur le nôtre l'avantage de
l'animation des choses vivantes sur la froideur des choses mortes.
Albert l'écouta en frémissant tantôt d'espoir, tantôt de colère, parfois de
honte; car, par la confidence de Beauchamp, il savait que son père était
coupable, et il se demandait comment, puisqu'il était coupable, il
pourrait en arriver à prouver son innocence.
Arrivé au point où nous en sommes, Beauchamp s'arrêta.
«Ensuite? demanda Albert.
--Ensuite? répéta Beauchamp.
--Oui.
--Mon ami, ce mot m'entraîne dans une horrible nécessité. Voulez-vous
donc savoir la suite?

--Il faut absolument que je la sache, mon ami, et j'aime mieux la
connaître de votre bouche que d'aucune autre.
--Eh bien, reprit Beauchamp, apprêtez donc votre courage, Albert;
jamais vous n'en aurez eu plus besoin.»
Albert passa une main sur son front pour s'assurer de sa propre force,
comme un homme qui s'apprête à défendre sa vie essaie sa cuirasse et
fait ployer la lame de son épée.
Il se sentit fort, car il prenait sa fièvre pour de l'énergie.
«Allez! dit-il.
--Le soir arriva, continua Beauchamp. Tout Paris était dans l'attente de
l'événement. Beaucoup prétendaient que votre père n'avait qu'à se
montrer pour faire crouler l'accusation; beaucoup aussi disaient que le
comte ne se présenterait pas; il y en avait qui assuraient l'avoir vu partir
pour Bruxelles, et quelques-uns allèrent à la police demander s'il était
vrai, comme on le disait, que le comte eût pris ses passeports.
«Je vous avouerai que je fis tout au monde continua Beauchamp, pour
obtenir d'un des membres de la commission, jeune pair de mes amis,
d'être introduit dans une sorte de tribune. À sept heures il vint me
prendre, et, avant que personne fût arrivé, me recommanda à un
huissier qui m'enferma dans une espèce de loge. J'étais masqué par une
colonne et perdu dans une obscurité complète; je pus espérer que je
verrais et que j'entendrais d'un bout à l'autre la terrible scène qui allait
se dérouler.
«À huit heures précises tout le monde était arrivé.
«M. de Morcerf entra sur le dernier coup de huit heures. Il tenait à la
main quelques papiers, et sa contenance semblait calme; contre son
habitude, sa démarche était simple, sa mise recherchée et sévère; et,
selon l'habitude des anciens militaires, il portait son habit boutonné
depuis le bas jusqu'en haut.

«Sa présence produisit le meilleur effet: la commission était loin d'être
malveillante, et plusieurs de ses membres vinrent au comte et lui
donnèrent la main.»
Albert sentit que son coeur se brisait à tous ces détails, et cependant au
milieu de sa douleur se glissait un sentiment de reconnaissance; il eût
voulu pouvoir embrasser ces hommes qui avaient donné à son père
cette marque d'estime dans un si grand embarras de son
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