Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 6

Alexandre Dumas, père
me fera du bien.»
Albert fit quelques pas en tournoyant comme un homme frappé d'une
balle, et alla tomber sur une chaise près de la porte.
Monte-Cristo ne vit pas cette seconde faiblesse, il était à la fenêtre et
criait:
«Ali, un cheval pour M. de Morcerf! qu'on se hâte! il est pressé!»
Ces paroles rendirent la vie à Albert; il s'élança hors de la chambre, le
comte le suivit.

«Merci! murmura le jeune homme en s'élançant en selle. Vous
reviendrez aussi vite que vous pourrez, Florentin. Y a-t-il un mot
d'ordre pour qu'on me donne des chevaux?
--Pas d'autre que de rendre celui que vous montez; on vous en sellera à
l'instant un autre.»
Albert allait s'élancer, il s'arrêta.
«Vous trouverez peut-être mon départ étrange, insensé, dit le jeune
homme. Vous ne comprenez pas comment quelques lignes écrites sur
un journal peuvent mettre un homme au désespoir; eh bien, ajouta-t-il
en lui jetant le journal, lisez ceci, mais quand je serai parti seulement,
afin que vous ne voyiez pas ma rougeur.»
Et tandis que le comte ramassait le journal, il enfonça les éperons,
qu'on venait d'attacher à ses bottes, dans le ventre du cheval, qui,
étonné qu'il existât un cavalier qui crût avoir besoin vis-à-vis de lui
d'un pareil stimulant, partit comme un trait d'arbalète.
Le comte suivit des yeux avec un sentiment de compassion infinie le
jeune homme, et ce ne fut que lorsqu'il eut complètement disparu que,
reportant ses regards sur le journal, il lut ce qui suit:
«Cet officier français au service d'Ali, pacha de Janina, dont parlait, il y
a trois semaines, le journal L'Impartial et qui non seulement livra les
châteaux de Janina, mais encore vendit son bienfaiteur aux Turcs,
s'appelait en effet à cette époque Fernand, comme l'a dit notre
honorable confrère; mais, depuis, il a ajouté à son nom de baptême un
titre de noblesse et un nom de terre.
«Il s'appelle aujourd'hui M. le comte de Morcerf, et fait partie de la
Chambre des pairs.»
Ainsi donc ce secret terrible, que Beauchamp avait enseveli avec tant
de générosité, reparaissait comme un fantôme armé, et un autre journal,
cruellement renseigné, avait publié, le surlendemain du départ d'Albert
pour la Normandie, les quelques lignes qui avaient failli rendre fou le

malheureux jeune homme.

LXXXVI
Le jugement.
À huit heures du matin, Albert tomba chez Beauchamp comme la
foudre. Le valet de chambre étant prévenu, il introduisit Morcerf dans
la chambre de son maître, qui venait de se mettre au bain.
«Eh bien? lui dit Albert.
--Eh bien, mon pauvre ami, répondit Beauchamp, je vous attendais.
--Me voilà. Je ne vous dirai pas, Beauchamp, que je vous crois trop
loyal et trop bon pour avoir parlé de cela à qui que ce soit; non, mon
ami. D'ailleurs, le message que vous m'avez envoyé m'est un garant de
votre affection. Ainsi ne perdons pas de temps en préambule: vous avez
quelque idée de quelle part vient le coup?
--Je vous en dirai deux mots tout à l'heure.
--Oui, mais auparavant, mon ami, vous me devez dans tous ses détails,
l'histoire de cette abominable trahison.»
Et Beauchamp raconta au jeune homme, écrasé de honte et de douleur,
les faits que nous allons redire dans toute leur simplicité.
Le matin de l'avant-veille, l'article avait paru dans un journal autre que
L'Impartial, et, ce qui donnait plus de gravité encore à l'affaire, dans un
journal bien connu pour appartenir au gouvernement. Beauchamp
déjeunait lorsque la note lui sauta aux yeux, il envoya aussitôt chercher
un cabriolet, et sans achever son repas, il courut au journal.
Quoique professant des sentiments politiques complètement opposés à
ceux du gérant du journal accusateur, Beauchamp, ce qui arrive
quelquefois, et nous dirons même souvent, était son intime ami.

Lorsqu'il arriva chez lui, le gérant tenait son propre journal et paraissait
se complaire dans un premier-Paris sur le sucre de betterave, qui,
probablement, était de sa façon.
«Ah! pardieu! dit Beauchamp, puisque vous tenez votre journal, mon
cher, je n'ai pas besoin de vous dire ce qui m'amène.
--Seriez-vous par hasard partisan de la canne à sucre? demanda le
gérant du journal ministériel.
--Non, répondit Beauchamp, je suis même parfaitement étranger à la
question; aussi viens-je pour autre chose.
--Et pourquoi venez-vous?
--Pour l'article Morcerf.
--Ah! oui, vraiment: n'est-ce pas que c'est curieux?
--Si curieux que vous risquez la diffamation, ce me semble, et que vous
risquez un procès fort chanceux.
--Pas du tout; nous avons reçu avec la note toutes les pièces à l'appui, et
nous sommes parfaitement convaincus que M. de Morcerf se tiendra
tranquille, d'ailleurs, c'est un service à rendre au pays que de lui
dénoncer les misérables indignes de l'honneur qu'on leur fait.»
Beauchamp demeura interdit.
«Mais qui donc vous a si bien renseigné? demanda-t-il; car mon journal,
qui avait donné l'éveil,
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