Le chevalier dHarmental | Page 9

Alexandre Dumas, père
déceptions de ce genre pour être à la hauteur de la morale philosophique que lui prêchait la belle infidèle. Puis, après quelques tours, il aper?ut à terre la seconde lettre, qu'il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois encore il passa près d'elle en la regardant avec une superbe indifférence; enfin, comme il pensa qu'elle ferait peut-être diversion à la première il la ramassa dédaigneusement, l'ouvrit avec lenteur, regarda l'écriture, qui lui était inconnue, chercha la signature, qui était absente, et, ramené par cet air de mystère à quelque curiosité, il lut ce qui suit:
?Chevalier,
Si vous avez dans l'esprit le quart du romanesque et dans le coeur la moitié du courage que vos amis prétendent y reconna?tre, on est prêt à vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera à la fois de vous venger de l'homme que vous détestez le plus au monde et de vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus beaux rêves, vous n'avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie qui doit vous mener par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous fier entièrement, vous attendra ce soir, de minuit à deux heures, au bal de l'Opéra. Si vous y venez sans masque, il ira à vous; si vous y venez masqué, vous le reconna?trez à un ruban violet qu'il portera sur l'épaule gauche. Le mot d'ordre est: Sésame, ouvre-toi! Prononcez-le hardiment, et vous verrez s'ouvrir une caverne bien autrement merveilleuse que celle d'Ali-Baba.?
--à la bonne heure! dit d'Harmental; et si le génie au ruban violet tient seulement la moitié de sa promesse, ma foi! il a trouvé son homme!

Chapitre 3
Le chevalier Raoul d'Harmental, avec qui, avant de passer outre, il est nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance, était l'unique rejeton d'une des meilleures familles du Nivernais. Quoique cette famille n'e?t jamais joué un r?le important dans l'histoire, elle ne manquait pas cependant d'une certaine illustration, qu'elle avait acquise, soit par elle-même, soit par ses alliances. Ainsi, le père du chevalier, le sire Gaston d'Harmental, étant venu en 1682 à Paris, et ayant eu la fantaisie de monter dans les carrosses du roi, avait fait, haut la main, ses preuves de 1399, opération héraldique qui, s'il faut en croire un mémoire du parlement, aurait fort embarrassé plus d'un duc et pair. D'un autre c?té, son oncle maternel, monsieur de Torigny, ayant été nommé chevalier de l'Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en faisant reconna?tre ses seize quartiers que le plus beau de son visage, comme on le disait alors, était fait des d'Harmental, avec qui ses ancêtres étaient en alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez pour satisfaire aux exigences aristocratiques de l'époque sur laquelle nous écrivons.
Le chevalier n'était ni pauvre ni riche, c'est-à-dire que son père en mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers, laquelle lui rapportait quelque chose comme vingt-cinq ou trente mille livres de rente.
C'était de quoi vivre fort grandement dans sa province; mais le chevalier avait re?u une excellente éducation, et il se sentait une grande ambition dans le coeur; il avait donc, à sa majorité, c'est-à-dire vers 1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.
Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il comptait fort pour le mettre en cour. Malheureusement, à cette époque, le comte de Torigny n'y était pas lui-même. Mais comme il se souvenait toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l'avons dit, de la famille d'Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de Villarceaux, et le chevalier de Villarceaux qui n'avait rien à refuser à son ami le comte de Torigny, conduisit le jeune homme chez madame de Maintenon.
Madame de Maintenon avait une qualité: c'était d'être restée l'amie de ses anciens amants. Elle re?ut parfaitement le chevalier d'Harmental, grace aux vieux souvenirs qui le recommandaient auprès d'elle, et quelques jours après le maréchal de Villars étant venu lui faire sa cour, elle lui dit quelques mots si pressants en faveur de son jeune protégé, que le maréchal, enchanté de trouver une occasion d'être agréable à cette reine in partibus, répondit qu'à compter de cette heure il attachait le chevalier d'Harmental à sa maison militaire, et s'empresserait de lui offrir toutes les occasions de justifier la bonne opinion que son auguste protectrice voulait bien avoir de lui.
Ce fut une grande joie pour le chevalier que de se voir ouvrir une pareille porte. La campagne qui allait avoir lieu était définitive.
Louis XIV en était arrivé à la dernière période de son règne, à l'époque des revers. Tallard et Marsin avaient été battus à Hochstett, Villeroy à Ramillies, et Villars lui-même, le héros de Friedlingen, venait de perdre la fameuse bataille de Malplaquet contre Marlborough et Eugène. L'Europe, un instant étouffée sous la main
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