Le chevalier dHarmental | Page 4

Alexandre Dumas, père
comme j'ai disposé de vous.
--Bien dit, chevalier, répondit le capitaine en sautant à terre, et vous avez des manières avec lesquelles on me ferait aller au bout du monde. Le proverbe a raison: il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.
--Quel est cet original? demanda tout bas d'Harmental à Valef, tandis que le capitaine marquait des appels du pied droit pour se remettre les jambes.
--Ma foi! je l'ignore, dit Valef; mais ce que je sais, c'est que sans lui nous étions fort empêchés. Quelque pauvre officier de fortune, sans doute, que la paix a mis à l'écart comme tant d'autres. D'ailleurs, nous le jugerons tout à l'heure à la besogne.
--Eh bien! dit le capitaine, s'animant à l'exercice qu'il prenait, où sont nos muguets, chevalier? Je me sens en veine ce matin.
--Quand je suis venu au-devant de vous, répondit d'Harmental, ils n'étaient point encore arrivés; mais j'apercevais au bout de l'avenue une espèce de carrosse de louage qui leur servira d'excuse s'ils sont en retard. Au reste, ajouta le chevalier en tirant de son gousset une très belle montre garnie de brillants, il n'y a point de temps perdu, car à peine s'il est neuf heures et demie.
--Allons donc au-devant d'eux, dit Valef en descendant à son tour de cheval et en jetant la bride aux mains du valet de d'Harmental; car, s'ils arrivaient au rendez-vous tandis que nous bavardons ici, c'est nous qui aurions l'air de nous faire attendre.
--Tu as raison, dit d'Harmental.
Et, mettant pied à terre à son tour, il s'avan?a vers l'entrée du bois, suivi de ses deux compagnons.
--Ces messieurs ne commandent rien? demanda le propriétaire du restaurant, qui se tenait sur la porte, attendant pratique.
--Si fait, ma?tre Durand, répondit d'Harmental, qui ne voulait pas, de peur d'être dérangé, avoir l'air d'être venu pour autre chose que pour une promenade. Un déjeuner pour trois! Nous allons faire un tour d'allée et nous revenons.
Et il laissa tomber trois louis dans la main de l'h?telier.
Le capitaine vit reluire l'une après les autres les trois pièces d'or, et calcula avec la rapidité d'un amateur consommé ce que l'on pouvait avoir au bois de Boulogne pour soixante-douze livres; mais comme il connaissait celui à qui il avait affaire, il jugea qu'une recommandation de sa part ne serait point inutile; en conséquence, s'approchant à son tour du ma?tre d'h?tel:
--Ah ?à! gargotier mon ami, lui dit-il, tu sais que je connais la valeur des choses, et que ce n'est point à moi qu'on peut en faire croire sur le total d'une carte? Que les vins soient fins et variés, et que le déjeuner soit copieux, ou je te casse les os! Tu entends?
--Soyez tranquille, capitaine, répondit ma?tre Durand; ce n'est pas une pratique comme vous que je voudrais tromper.
C'est bien. Il y a douze heures que je n'ai mangé: règle-toi là-dessus.
L'h?telier s'inclina en homme qui savait ce que cela voulait dire et reprit le chemin de sa cuisine, commen?ant à croire qu'il avait fait une moins bonne affaire qu'il n'avait d'abord espéré. Quant au capitaine, après lui avoir fait un dernier signe de recommandation moitié amical, moitié mena?ant, il doubla le pas et rejoignit le chevalier et le baron, qui s'étaient arrêtés pour l'attendre.
Le chevalier ne s'était pas trompé à l'endroit du carrosse de louage. Au détour de la première allée, il aper?ut ses trois adversaires qui en descendaient. C'étaient, comme nous l'avons déjà dit, le marquis de Lafare, le comte de Fargy et le chevalier de Ravanne.
Que nos lecteurs nous permettent de leur donner quelques courts détails sur ces trois personnages, que nous verrons plusieurs fois repara?tre dans le cours de cette histoire.
Lafare, le plus connu des trois, grace aux poésies qu'il a laissées, et à la carrière militaire qu'il a parcourue, était un homme de trente-six à trente-huit ans, de figure ouverte et franche, d'une ga?té et d'une bonne humeur intarissables, toujours prêt à tenir tête à tout venant à table, au jeu et aux armes, sans rancune et sans fiel, fort couru du beau sexe et fort aimé du régent, qui l'avait nommé son capitaine des gardes, et qui, depuis dix ans qu'il l'admettait dans son intimité, l'avait trouvé son rival quelquefois, mais son fidèle serviteur toujours. Aussi le prince, qui avait l'habitude de donner des surnoms à tous ses roués et à toutes ses ma?tresses, ne le désignait-il jamais que par celui de bon enfant. Cependant, depuis quelque temps, la popularité de Lafare, si bien établie qu'elle f?t par de recommandables antécédents, baissait fort parmi les femmes de la cour et les filles de l'opéra. Le bruit courait tout haut qu'il se donnait le ridicule de devenir un homme rangé. Il est vrai que quelques personnes, afin de lui conserver sa réputation, disaient tout bas que cette conversion apparente n'avait d'autre cause que la jalousie de mademoiselle
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