Le chevalier dHarmental | Page 5

Alexandre Dumas, père
à tous ses roués et à toutes ses
maîtresses, ne le désignait-il jamais que par celui de bon enfant.
Cependant, depuis quelque temps, la popularité de Lafare, si bien
établie qu'elle fût par de recommandables antécédents, baissait fort

parmi les femmes de la cour et les filles de l'opéra. Le bruit courait tout
haut qu'il se donnait le ridicule de devenir un homme rangé. Il est vrai
que quelques personnes, afin de lui conserver sa réputation, disaient
tout bas que cette conversion apparente n'avait d'autre cause que la
jalousie de mademoiselle de Conti, fille de madame la duchesse et
petite-fille du grand Condé, laquelle assurait-on, honorait le capitaine
des gardes de monsieur le régent d'une affection toute particulière. Au
reste, sa liaison avec le duc de Richelieu, qui passait de son côté pour
être l'amant de mademoiselle de Charolais, donnait une nouvelle
consistance à ce bruit.
Le comte de Fargy, que l'on appelait habituellement le beau Fargy, en
substituant l'épithète qu'il avait reçue de la nature au titre que lui
avaient légué ses pères, était cité, comme l'indique son nom, pour le
plus beau garçon de son époque. Ce qui, dans ce temps de galanterie,
imposait des obligations devant lesquelles il n'avait jamais reculé, et
dont il s'était toujours tiré avec honneur. En effet, il était impossible
d'être mieux pris dans sa taille que ne l'était Fargy. C'était à la fois une
de ces natures élégantes et fortes, souples et vivaces, qui semblent
douées des qualités les plus opposées des héros de roman de ces
temps-là. Joignez à cela une tête charmante qui réunissait les beautés
les plus opposées, c'est-à-dire des cheveux noirs et des yeux bleus, des
traits fortement arrêtés et un teint de femme. Ajoutez à cet ensemble de
l'esprit, de la loyauté, du courage autant qu'homme du monde, et vous
aurez une idée de la haute considération dont devait jouir Fargy auprès
de la société de cette folle époque, si bonne appréciatrice de ces
différents genres de mérite.
Quant au chevalier de Ravanne, qui nous a laissé sur sa jeunesse des
mémoires si étranges que, malgré leur authenticité, on est toujours tenté
de les croire apocryphes, c'était alors un enfant à peine hors de page,
riche et de grande maison, qui entrait dans la vie par sa porte dorée, et
qui courait droit au plaisir qu'elle promet avec toute la fougue,
l'imprudence et l'avidité de la jeunesse. Aussi outrait-il, comme on a
l'habitude de le faire à dix-huit ans, tous les vices et toutes les qualités
de son époque. On comprend donc facilement quel était son orgueil de
servir de second à des hommes comme Lafare et Fargy dans une

rencontre qui devait avoir quelque retentissement dans les ruelles et
dans les petits soupers.

Chapitre 2
Aussitôt que Lafare, Fargy et Ravanne virent déboucher leurs
adversaires à l'angle de l'allée, ils marchèrent de leur côté au-devant
d'eux. Arrivés à dix pas les uns des autres, tous mirent le chapeau à la
main et se saluèrent avec cette élégante politesse qui était, en pareille
circonstance, un des caractères de l'aristocratie du dix-huitième siècle,
et firent quelques pas ainsi, tête nue et le sourire sur les lèvres, si bien
qu'aux yeux d'un passant qui n'aurait point été informé de la cause de
leur réunion, ils auraient eu l'air d'amis enchantés de se rencontrer.
--Messieurs, dit le chevalier d'Harmental, à qui la parole appartenait de
droit, j'espère que ni vous ni moi n'avons été suivis; mais il commence
à se faire un peu tard, et nous pourrions être dérangés ici; je crois donc
qu'il serait bon de gagner tout d'abord un endroit plus écarté où nous
soyons plus à notre aise pour vider la petite affaire qui nous rassemble.
--Messieurs, dit Ravanne, j'ai ce qu'il vous faut: à cent pas d'ici à peine,
une véritable chartreuse; vous vous croirez dans la Thébaïde.
--Alors, suivons l'enfant, dit le capitaine; l'innocence mène au salut!
Ravanne se retourna et toisa des pieds à la tête notre ami au ruban
orange.
--Si vous n'avez d'engagement avec personne, mon grand monsieur, dit
le jeune page d'un ton goguenard, je réclamerai la préférence.
--Un instant, un instant, Ravanne, interrompit Lafare. J'ai quelques
explications à donner à monsieur d'Harmental.
--Monsieur Lafare, répondit le chevalier votre courage est si
parfaitement connu que les explications que vous m'offrez sont une
preuve de délicatesse dont, croyez-moi bien, je vous sais un gré parfait;

mais ces explications ne feraient que nous retarder inutilement, et nous
n'avons, je crois, pas de temps à perdre.
--Bravo! dit Ravanne; voilà ce qui s'appelle parler, chevalier; une fois
que nous nous serons coupé la gorge, j'espère que vous m'accorderez
votre amitié. J'ai fort entendu parler de vous en bon lieu, et il y a
longtemps que je désirais faire votre connaissance.
Les deux hommes se saluèrent de
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