lunette, et, portant la main au bissac qui pendait sous son sayon :
? Combien votre tuyau ? demanda-t-il.
-- Un florin et demi [Environ 3 francs 60.] ?, répondit le colporteur.
Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira l'argent.
? C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le colporteur.
-- Non... pour mon ma?tre, le juge Koltz.
-- Alors il vous remboursera...
-- Oui... les deux florins qu'elle me co?te...
-- Comment... les deux florins ?...
-- Eh ! sans doute !... Là-dessus, bonsoir, l'ami.
-- Bonsoir, pasteur. ?
Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement dans la direction de Werst.
Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à faire à quelque fou :
Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma lunette ! ?
Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules, il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la Sil.
Où allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le reverra plus.
II
Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même uniformité de teinte sous la patine grisatre des siècles.
Il en était ainsi du burg, -- autrement dit du chateau des Carpathes. En reconna?tre les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne à la gauche du col de Vulkan, n'e?t pas été possible. Il ne se détache point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le chateau des Carpathes n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.
évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur, et pour n'importe quelle rémunération, au chateau des Carpathes.
Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de ma?tre Koltz :
A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte, couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant les dénivellations du plateau ; à chaque extrémité, deux bastions d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu ; à gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée ; au milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est entouré d'une terrasse circulaire ; sur la plate-forme, une longue tige métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.
Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il existait quelque batiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre d'années. En réalité, bien que le chateau des Carpathes f?t mieux conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.
Et pourtant, le chateau des Carpathes e?t valu la peine d'être visité par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des montagnes. En arrière ondule
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