Le chateau des Carpathes | Page 6

Jules Verne
Ce n'est pas possible !...
Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus !
-- Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la fumée.
-- Non... colporteur, non ! C'est le verre de votre machine qui se
brouille.
-- Essuyez-le.
-- Et quand je l'essuierais ? »
Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa
manche, il la remit à son oeil.
C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle
montait droit' dans l'air calme, et son panache se confondait avec les
hautes vapeurs.
Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur le
burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau
d'Orgall.
Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui pendait
sous son sayon :
« Combien votre tuyau ? demanda-t-il.
-- Un florin et demi [Environ 3 francs 60.] », répondit le colporteur.
Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik
eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha
pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque
qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira
l'argent.

« C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le
colporteur.
-- Non... pour mon maître, le juge Koltz.
-- Alors il vous remboursera...
-- Oui... les deux florins qu'elle me coûte...
-- Comment... les deux florins ?...
-- Eh ! sans doute !... Là-dessus, bonsoir, l'ami.
-- Bonsoir, pasteur. »
Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement
dans la direction de Werst.
Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à faire
à quelque fou :
Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma lunette !
»
Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules, il
prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la Sil.
Où allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le
reverra plus.
II
Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques géologiques,
après les dernières convulsions du sol, ou de constructions dues à la
main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, l'aspect est
à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques milles de
distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre travaillée, tout
cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes linéaments,
mêmes déviations des lignes dans la perspective, même uniformité de
teinte sous la patine grisâtre des siècles.
Il en était ainsi du burg, -- autrement dit du château des Carpathes. En
reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne
à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache
point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté de
prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le
regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a
peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant,
incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes
n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.
Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix

avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir
la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un
guide, c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène
au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire
Lui voyageur, et pour n'importe quelle rémunération, au château des
Carpathes.
Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique
demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée
que l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte
de maître Koltz :
A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte,
couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui
s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant
les dénivellations du plateau ; à chaque extrémité, deux bastions d'angle,
dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est encore
surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu ; à gauche,
quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant le
campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par les
fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée ; au milieu,
enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à trois
rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est
entouré d'une terrasse circulaire
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