Le chateau des Carpathes | Page 5

Jules Verne
dit le juif, c'est une lunette. »
C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois les
objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même résultat.
Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le
retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les
cylindres.
Puis, hochant la tête « Une lunette ? dit-il.
-- Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la
vue.
-- Oh ! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les
dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au
fond des défilés du Vulkan.
-- Sans cligner ?...
-- Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir au
matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la prunelle.
-- Quoi... la rosée ? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt aveugle...
-- Pas les bergers.
-- Soit ! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore
meilleurs, lorsque je les mets au bout de ma lunette.
-- Ce serait à voir.
-- Voyez en y mettant les vôtres...
-- Moi ?...
-- Essayez.
-- Ça ne me coûtera rien ? demanda Frik, très méfiant de sa nature.
-- Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.
»
Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent
ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'oeil gauche, il appliqua
l'oculaire à son oeil droit.
Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en

remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le braqua
vers le village de Werst.
« Eh ! eh ! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes yeux...
Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, le
forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil sur
l'épaule...
-- Quand je vous le disais ! fit observer le colporteur. -- Oui... oui...
c'est bien Nic ! reprit le berger. Et que. Ile est la fille qui sort de la
maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour
aller au-devant de lui ?...
-- Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le
garçon...
-- Eh ! oui !... c'est Miriota... la belle Miriota !... Ah ! les amoureux...
les amoureux !... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les tiens
au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs mignasses ! --
Que dites-vous de ma machine ?
-- Eh ! eh !... qu'elle fait voir au loin ! »
Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une
lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi les
plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra
bientôt.
« Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que
Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà,
vous dis-je !...
-- Et ça ne me coûtera pas davantage ?...
-- Pas davantage.
-- Bon !... je cherche du côté de la Sil hongroise ! Oui... voilà le clocher
de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un bras... Et,
au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le clocher de
Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, comme s'il
allait appeler ses poulettes !... Et là-bas, cette tour qui pointe au milieu
des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais, j'y pense, colporteur,
attendez donc, puisque c'est toujours le même prix...
-- Toujours, pasteur. »
Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall ; puis, du bout de la
lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du Plesa,
et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du burg.

« Oui ! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien vu !...
Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison de la
Saint-Jean... Non, personne... pas même moi !... Ce serait risquer son
corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine !... Il y a
quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu
d'enfer... C'est le Chort ! »
Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les
conversations du pays.
Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles
incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des
environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la
surprise :
« Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon ?... Est-ce une
brume ?... Non !... On dirait une fumée...
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