Le chasseur dours | Page 2

Charles Buet

jours, amenant avec lui le cadavre d'un ours et quelques joyeux
compagnons avec lesquels il mangeait son gibier.
Un jour, comme j'étais allé rendre visite à mon oncle, je le priai de me
conter une de ces histoires de chasse qu'il savait si bien conter.
Hilarion Bruno me jeta un regard sournois.
--Tiens! tiens! petit, ma dit-il étonné, je ne te savais pas curieux
d'aventures.
Je poussai un soupir à fendre une roche en deux.
--Ah! mon oncle! m'écriai-je d'un air scandalisé, quand je ferai des
livres il faudra bien que votre nom y figure.
Il sourit paternellement et haussa les épaules.
--Il faut voyager pour faire des livres, grommela-t-il; il n'y a de beaux

livres que les histoires de voyages!
C'était comme cela.
Hilarion Bruno ne concevait rien au-delà! Il faisait fi des romans,
abhorrait la philosophie, se souciait peu de l'histoire et dédaignait la
politique.
Pour en revenir à mon histoire, ou plutôt à l'histoire de mon oncle, il
alla déboucher un flacon de vin blanc d'Hermillon, me versa rasade et
reprit:
--Tiens! neveu, je vais te raconter comme je suis devenu chasseur, et
chasseur d'ours encore!
Alléché par ce préambule, je m'assis commodément dans un grand
fauteuil de cuir à oreillettes, et je me préparai à écouter de mon mieux.
--Il faut te dire, commença mon oncle, que je n'ai pas toujours eu
cinquante ans. En 1825, j'étais un garçonnet de quinze ans, fort et
robuste, bourré de latin et de grec, mais orgueilleux comme dix
humanistes et sot comme vingt collégiens pris collectivement. Cette
année-la, j'étais allé passer mes vacances chez ma tante Esthénie,
laquelle habitait le village des Hulles, au-dessus du bourg de la
Rochette. Ma tante Esthénie avait soixante-dix ans. Elle possédait
quatre fils et deux filles: Georges, qui avait quarante ans; André, qui en
avait trente-cinq; Edouard, qui en avait trente-quatre, et Camille, mon
aîné de deux ans. Les deux filles étaient mariées: l'une à M. Amenet, le
notaire, l'autre à l'avocat Platine, le bien nommé.
Comme bien tu le penses, mon camarade le plus intime était Camille.
Georges me faisait peur. André m'intimidait, Edouard me semblait un
géant. Quant à Mme Amenet, elle me bourrait de bonbons. Mme
Platine habitait Chambéry et portait des chapeaux à plumes; elle ne
venait jamais aux Hulles, craignant de gâter son teint.
Il était impossible de voir famille plus unie et gens mieux faits pour
vivre ensemble sous un même toit.

L'oncle Hilarion Bruno fit une pause et j'en profitai pour lui dire que je
ne voyais pas encore poindre les oreilles de l'ours.
--Esto hijo![1] grommela-t-il, patience! neveu, patience! j'en ai déjà vu
pas mal, des ours, à quatre ou à deux pattes!... attends un peu!
[Note 1: Cet enfant.]
Il but un grand verre de nectar hermillonnais et continua son récit.
--En ce temps-là, reprit-il, on payait 6 francs un permis de chasse...
Il faut vous dire que mon oncle me racontait cette histoire en 1861,
c'est-à-dire une année après l'annexion de la Savoie à la France.
--On payait 6 livres un permis de chasse et l'on chassait partout. Les
gardes étaient de bons enfants qui faisaient leur devoir, sans oublier les
préceptes de là civilité puérile et honnête. Au jour d'aujourd'hui, il faut
payer 25 francs, payer l'impôt des chiens, payer les gardes-champêtres,
payer le loyer des biens communaux, payer encore et toujours!...
Si au moins l'on pouvait parler, après avoir payé! s'écria mon oncle, en
appuyant cette réflexion d'un grand coup de poing frappé sur la table.
Il murmura quelques paroles qu'il ne serait point prudent de transcrire
ici, et poursuivit:
--Tous les matins, Georges, André, Edouard et quelques amis à eux
partaient de grand matin pour chasser le lièvre.
Camille, moi et un gamin de notre âge, qui répondait au nom d'Aurèle,
nous partions aussi pour tirer les grives et les pigeons sauvages. Il y
avait un gros renard qui, chaque nuit, venait tordre le cou à nos poules.
Souvent nous le rencontrions, mais nous n'osions le tuer, tant il nous
faisait peur.
--Mais l'ours, mon oncle! interrompis-je.
--Attends, attends un peu, neveu!... Un matin, excités par le récit des

exploits de mes cousins, nous leur déclarâmes que nous irions avec eux
du côté des tours de Montmayeur.
Les tours de Montmayeur sont deux belles tours séparées l'une de
l'autre par une distance de cent mètres au moins. Elles sont restées
debout à la suite d'un crime commis dans ce château par le dernier
baron de Montmayeur, Jacques. Ce Jacques était fils du maréchal de
Savoie. Or, en 14...
Lorsque mon oncle se lançait dans l'histoire et qu'il abordait une
légende nationale, sa digression durait ordinairement de trois à quatre
heures. Moi, je tenais à mon ours et je réclamais énergiquement
l'histoire de cet ours.
Hilarion Bruno eut aux lèvres un sourire de pitié
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