voilà la bête. Vous voyez que je suis de parole.
Gazelle n'était pas dans un moment heureux: le mouvement du cabriolet l'avait tellement désorientée, que, pour rassembler probablement toutes ses idées et réfléchir à sa situation le long de la route, elle avait rentré toute sa personne sous sa carapace; ce que je posais par terre avait donc l'air tout bonnement d'une écaille vide.
Néanmoins, lorsque Gazelle sentit, par la reprise de son centre de gravité, qu'elle adhérait à un terrain solide, elle se hasarda de montrer son nez à l'ouverture supérieure de son écaille; pour plus de s?reté, cependant, cette partie de sa personne était prudemment accompagnée de ses deux pattes de devant; en même temps, et comme si tous les membres eussent unanimement obéi à l'élasticité d'un ressort intérieur, les deux pattes de derrière et la queue parurent à l'extrémité inférieure de la carapace. Cinq minutes après, Gazelle avait mis toutes voiles dehors.
Elle resta cependant encore un instant en panne, branlant la tête à droite et à gauche comme pour s'orienter; puis tout à coup ses yeux devinrent fixes, et elle s'avan?a, aussi rapidement que si elle e?t disputé le prix de la course au lièvre de la Fontaine, vers une carotte gisant aux pieds de la chaise qui servait de piédestal à Jacques Ier.
Celui-ci regarda d'abord avec assez d'indifférence la nouvelle arrivée s'avancer de son c?té; mais, dès qu'il s'aper?ut du but qu'elle paraissait se proposer, il donna des signes d'une inquiétude réelle, qu'il manifesta par un grognement sourd, qui dégénéra, au fur et à mesure qu'elle gagnait du terrain, en cris aigus interrompus par des craquements de dents. Enfin, lorsqu'elle ne fut plus qu'à un pied de distance du précieux légume, l'agitation de Jacques prit tout le caractère d'un désespoir réel; il saisit, d'une main, le dossier de son siège, et, de l'autre, la traverse recouverte de paille, et, probablement dans l'espoir d'effrayer la bête parasite qui venait lui rogner son d?ner, il secoua la chaise de toute la force de ses poignets, jetant ses deux pieds en arrière comme un cheval qui rue, et accompagnant ses évolutions de tous les gestes et de toutes les grimaces qu'il croyait capables de démonter l'impassibilité automatique de son ennemi. Mais tout était inutile; Gazelle n'en faisait pas pour cela un pas moins vite que l'autre. Jacques Ier ne savait plus à quel saint se vouer.
Heureusement pour Jacques qu'il lui arriva, en ce moment, un secours inattendu. Tom, qui s'était retiré dans sa loge à mon arrivée, avait fini par se familiariser avec ma présence, et prêtait, comme nous tous, une certaine attention à la scène qui se passait; étonné d'abord de voir se remuer cet animal inconnu, devenu, grace à moi, commensal de son logis, il l'avait suivi dans sa course vers la carotte avec une curiosité croissante. Or, comme Tom ne méprisait pas non plus les carottes, lorsqu'il vit Gazelle près d'atteindre le précieux légume, il fit trois pas en trottant et, levant sa grosse patte, il la posa lourdement sur le dos de la pauvre bête, qui, frappant la terre du plat de son écaille, rentra incontinent dans sa carapace et resta immobile à deux pouces de distance du comestible qui mettait en ce moment en jeu une triple ambition. Tom parut fort étonné de voir dispara?tre, comme par enchantement, tête, pattes et queue. Il approcha son nez de la carapace, souffla bruyamment dans les ouvertures; enfin, et comme pour se rendre plus parfaitement compte de la singulière organisation de l'objet qu'il avait sous les yeux, il le prit, le tournant et le retournant entre ses deux pattes; puis, comme convaincu qu'il s'était trompé en concevant l'absurde idée qu'une pareille chose f?t douée de la vie et p?t marcher, il la laissa négligemment retomber, prit la carotte entre ses dents, et se mit en devoir de regagner sa niche.
Ce n'était point là l'affaire de Jacques: il n'avait pas compté que le service que lui rendait son ami Tom serait gaté par un pareil trait d'égo?sme; mais, comme il n'avait pas pour son camarade le même respect que pour l'étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était prudemment resté pendant la scène que nous venons de décrire, et, saisissant d'une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait par la racine, il se raidit de toutes ses forces, grima?ant, jurant, claquant des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre, il allongeait force soufflets sur le nez de son pacifique antagoniste, qui, sans riposter, mais aussi sans lacher l'objet en litige, se contentait de coucher ses oreilles sur son cou, de fermer ses petits yeux noirs chaque fois que la main agile de Jacques se mettait en contact avec sa grosse figure; enfin la victoire resta, comme la chose arrive ordinairement, non pas
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