Le bachelier | Page 9

Jules Vallès
ces courses pour du saucisson, de ces haltes devant les bocaux de prunes; je souffre de plus, encore... et je n'ose leur dire.
Il me semble qu'on ressemble un peu à des mendiants, sur notre carré.
Enfin j'ai touché mon argent! M. Truchet est revenu.
J'ai gardé six francs pour les Riffault. Mon chez moi me co?te six francs; il faut ce qu'il faut!
J'ai donné le reste à Angelina pour la pot-bouille.
Dès le premier jour on a détourné de la caisse à pot-bouille six autres francs pour aller au théatre. Après un bon d?ner, on est descendu sur la Porte-Saint-Martin où se joue la pièce qu'on veut voir: la Misère, par M. Ferdinand Dugué.
On boit en route et Matoussaint est très lancé.
Le rideau se lève.
Le héros (c'est l'acteur Munié) arrive avec un pistolet sur la scène.
Il hésite: ?Faut-il vivre honnête ou assassiner? Sera-ce la vie bourgeoise ou l'échafaud??
Matoussaint crie: ?L'échafaud! l'échafaud!?
Les quarante francs y ont passé.
On s'est bien amusé pendant dix jours, et je n'ai pas songé une minute au moment où l'on n'aurait plus le sou.
Ce moment est arrivé; il ne reste pas cinquante centimes à partager entre l'h?tel Lisbonne et l'h?tel Riffault.
Je viens de remonter mon échelle, de fermer ma porte. Je n'ai mangé que du bout des dents à d?ner, il y avait trop peu, mais j'ai acheté un quignon de pain bis pour le croquer dans mon taudis.
Il n'est que huit heures.
La soirée sera longue dans ce trou, mais j'ai besoin d'être seul; j'ai besoin d'entendre ce que je pense, au lieu de brailler et d'écouter brailler, comme je fais depuis huit jours. Je vis pour les autres depuis que je suis là; il ne me reste, le soir, qu'un murmure dans les oreilles, et la langue me fait mal à force d'avoir parlé; elle me br?le et me pèle à force d'avoir fumé.
Ce verre d'eau, tiré de ma carafe trouble, me pla?t plus que le café noir de l'h?tel Lisbonne; mes idées sont fra?ches, je vois clair devant moi, oh! très clair!
C'est la misère demain.
Matoussaint assure que ce n'est rien.
Est-ce que Schaunard, Rodolphe, Marcel, n'en ont pas de la misère, et est-ce qu'ils ne s'amusent pas comme des fous en ayant des ma?tresses, en faisant des vers, en d?nant sur l'herbe, en se moquant des bourgeois?
Je n'ai pas encore d?né sur l'herbe; je n'ai presque pas d?né même, pour bien dire.
Pauvre mère Vingtras, elle m'a prédit que je regretterais son pot-au-feu! Peut-être bien...
Je lui ai écrit pour lui annoncer mon installation à l'h?tel Riffault, dans une chambre très propre. J'avais ajouté que j'avais fait connaissance de gens qui pourraient m'être très utiles (!).
Je veux parler de Matoussaint, d'Angelina, de Royanny.--Ils m'ont été utiles, en effet, pour le paletot jaune, et ils peuvent me donner l'adresse de tous les monts-de-piété du quartier.
Ma mère m'a répondu.
Il tombe de sa lettre un papier rouge. Bon pour quarante francs, écrit en travers. C'est un mandat de poste!
Un mot joint au mandat:
?Ton père t'enverra quarante francs tous les mois.?
Quarante francs tous les mois!
Je n'y comptais pas, je croyais que les quarante francs du père Truchet étaient quarante francs une fois pour toutes.
Quarante francs!...
On peut payer son loyer, acheter bien du pain et des c?telettes à la sauce, et même aller voir la Misère à la Porte-Saint-Martin avec quarante francs par mois!...
J'ai eu de l'émotion, en présentant mon mandat rouge à la poste.
J'avais peur qu'on me pr?t pour un faussaire.
Non! j'ai re?u huit belles pièces de cinq francs!...
Je les ai emportées dans mon grenier, et toute la journée, j'ai fait des comptes.
J'ai établi mon bilan.
DéPENSES indispensables fr. c. CAPITAL mensuel fr. c. Tabac 4 50 40 00 Journaux 1 50
Cabinet de lecture 3 00
Chandelle 1 50
Blanchissage 1 00
Savon de Marseille 0 20
Entretien (fil, aiguilles) 0 10
Chambre 6 00
Total: 17 80 17 80 Reste:
22 20

NOURRITURE
à midi
Demi-viande 0 20
Deux pains 0 10
Le soir
Demi-viande 0 20
Légumes 0 10
Deux pains 0 10
0 70
Total par jour
30 X 70 cent. = 21 fr.
21 00 Reste pour dépenses imprévues
1 20
Revoyons cela!
TABAC.--Trois sous à fumer par jour.
JOURNAUX.--Le Peuple, de Proudhon, tous les matins.
CABINET DE LECTURE.--Si je rayais cet article, ce ne serait pas seulement 3 francs, ce serait 4 fr. 50 c. que j'économiserais, puisque je compte trente sous de chandelle pour pouvoir lire, en rentrant chez moi, les ouvrages de location. Mais non! C'est là le plus clair de ma joie, le plus beau de ma liberté, sauter sur les volumes défendus au collège, romans d'amour, poésies du peuple, histoires de la Révolution! Je préférerais ne boire que de l'eau et m'abonner chez Barbedor ou chez Blosse.
BLANCHISSAGE.--Mon blanchissage de gros ne me co?tera rien. Tous les dix jours, je confierai mon linge au conducteur de la diligence de Nantes, qui se charge de le remettre sale à ma mère et de le rapporter propre à son fils. Mais je consacre un
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