Le Voluptueux Voyage | Page 9

Marie-Aimery de Cominges
au contraire, sans parti pris, regarda; l'ensemble lui parut beau, malgré quelques détails choquants, et la place, un joli plateau pour ce gateau de noces.
Par les rues dédaignées, ils allèrent voir quelques vieilles maisons aux loggias de pierres dentelées et découpées en guipure, puis quelques églises où, pour les prochaines fêtes, pendaient aux piliers de grandes draperies de damas rouge. Les nefs en prenaient des allures intimes d'alc?ve dans une lueur pourprée douce et tiède.
--J'ai faim, dit Floche tout à coup.
--Parfait, dit le Peintre.--Cocher, Café Baldi!
Avertie s'y crut à Vienne (Autriche): mêmes élégances un peu tapageuses de province riche; aucun de ces raffinements des Colombins et autres tea-rooms parisiens. Sur les tables de marbre sombre s'accoudaient des femmes empanachées d'autruche et de paradis.
Floche, aux yeux d'enfant plus grands que le ventre, commanda une orgie de thé, de glaces, de gateaux.... Mais, une fois repue, elle trembla, puis palit. N'avait-elle pas oublié ses deux principes: économie et sobriété?
Ce fut le Peintre qui paya: deux francs vingt.
--Vous dites 2 fr. 20 pour nous tous! 2 fr. 20? Il s'est trompé, le brave homme! C'est impossible... c'est de la folie! On n'a jamais mangé 12 gateaux, 3 glaces, 2 thés, de la bière pour 2 fr. 20! Mes amis, je suis parfaitement heureuse! Notre voyage ne nous co?tera pas un sou!
Ils se levèrent sur un ?Allons, en route!? d'Avertie.
--Oui, oui, en route et un peu vite, reprit Floche. Il faut digérer tout cela, maintenant.
Et le Peintre dit au cocher:--?H?tel Modrone.?
Le long du naviglio sordide, où baignait le derrière des maisons, les pampres d'avril pénétraient le désordre des arrière-offices et balan?aient leurs longs serpents verts sur les oripeaux éclatants des lessives suspendues. Plus loin, Avertie, dépassant ces choses du regard, s'écria saisie:
--Ah! que c'est beau, Peintre! Qu'est-ce donc que ce balcon? Serait-ce déjà l'h?tel Modrone?
Sur le petit canal, une rampe de forte pierre avan?ait en rinceaux compliqués et un peu lourds. Entre de gros arbres pleureurs, les têtes renaissance et les arabesques sculptées se couronnaient de pousses tendres. Deux amours siégaient, en motif médian, sur des coussins de marbre. Ils embrassaient des cornes d'abondance aux fruits cro?lants et dont ils inclinaient légèrement la chute au-dessus de leurs têtes bouclées. Sur la terrasse, un jet d'eau oublié animait la solitude. Le fond se perdait dans un décor à doubles rangées de colonnes sveltes et claires, où les plantes folles et les rosiers exaspérés s'écrasaient contre la pierre. Les volets mi-fermés emprisonnaient des vitraux jaunes et bleus que le soleil piquait ardemment.
La vie s'était arrêtée à l'h?tel Modrone depuis l'époque luxueuse. Et les deux vieux arbres qui assombrissaient la terrasse de leur masse pleureuse témoignaient seuls de la fidélité du printemps aux deux amours assis sur leur coussin de marbre.
Les Pèlerines étaient pénétrées. Elles refusèrent de ?s'éparpiller? en d'autres plaisirs--même d'art--et rentrèrent à l'h?tel.
Le soir on s'en fut d?ner au Gambrinus. Là, les trois amis retombèrent dans le brouhaha bourdonnant du restaurant universel: dames viennoises sur estrade dominant les consommés et les macaronis. Ceinturées de rose fané, l'air absent, fardées, ces filles tristes jouaient Coppelia.
Ils mangèrent à l'italienne. Sur le menu, soupe à la Corneille, ravioli, macaroni, rizotto et poletto.
--Que le beurre est donc bon ici! s'écria Floche, qui en faisait fondre un petit morceau dans la chaleur de ses coins de lèvres; notre cher Rumpelmeyer a tant hésité à venir habiter Paris, parce qu'il ne pouvait faire ses tartes qu'avec le beurre de Milan. C'est bien connu, du reste. Mais il y a encore autre chose de connu à Milan! Ah! oui, les mouches! Les mouches de Milan! Seigneur! c'est donc vrai... Heureusement que ce n'est pas encore la saison!
Et ainsi s'agrémentait le d?ner, pendant que le Peintre sifflotait, entre les i terminaux et le filandreux réel des mets italiens, les airs joués par les dames viennoises.
Le Gambrinus était situé sous l'immense galerie de verre, d'un go?t douteux, mais si prisée par les Milanais et qu'ils encombrent aux heures de loisir.
Avertie, en sortant du restaurant, bouscula une petite table maculée de bière et de limonade. Elle mit le désordre dans un groupe qui, dérangé, découvrit à la jeune femme un buveur solitaire, dont les yeux perdus dans l'espace semblaient suivre la fumée de sa petite pipe de bruyère. C'était Dick! Comment avait-elle pu si totalement l'oublier?
Avec la même nonchalance botticcellienne, le même complet home-spun, et sa cravate ?oeil de truite?, on e?t dit qu'il attendait le plaisir de bailler. Sa main et son poignet, mince dans une manchette ridiculement évasée, palissaient sous la lueur des becs Auer. Ces détails frappèrent involontairement Avertie. Un peu troublée, elle voulait avancer, se montrer, lui faire comprendre au moins qu'elle était là et que, par un hasard inou?, elle l'avait vu. Elle n'eut pas le temps d'agir; déjà, ses deux co-pèlerins l'entra?naient, perdue dans ses pensées, à travers la
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