Le Ventre de Paris | Page 5

Emile Zola
course dans les rues, se disant qu'il se battrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n'avait pas m��me un couteau sur lui; il ��tait toujours nu-t��te. Vers onze heures, il s'assoupit; il voyait les deux trous de la guimpe blanche �� petits plis, qui le regardaient comme deux yeux rouges de larmes et de sang. Lorsqu'il se r��veilla, il ��tait tenu par quatre sergents de ville qui le bourraient de coups de poings. Les hommes de la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents de ville devinrent furieux et faillirent l'��trangler, quand ils s'aper?urent qu'il avait du sang aux mains. C'��tait le sang de la jeune femme.
Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadran lumineux de Saint-Eustache, sans m��me voir les aiguilles. Il ��tait pr��s de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. Madame Fran?ois causait avec la m��re Chantemesse, debout, discutant le prix de la botte de navets. Et Florent se rappelait qu'on avait manqu�� le fusiller l��, contre le mur de Saint-Eustache. Un peloton de gendarmes venait d'y casser la t��te �� cinq malheureux, pris �� une barricade de la rue Gren��ta. Les cinq cadavres tra?naient sur le trottoir, �� un endroit o�� il croyait apercevoir aujourd'hui des tas de radis roses. Lui, ��chappa aux fusils, parce que les sergents de ville n'avaient que des ��p��es. On le conduisit �� un poste voisin, en laissant au chef du poste cette ligne ��crite au crayon sur un chiffon de papier: ??Pris les mains couvertes de sang. Tr��s-dangereux.?? Jusqu'au matin, il fut tra?n�� de poste en poste. Le chiffon de papier l'accompagnait. On lui avait mis les menottes, on le gardait comme un fou furieux. Au poste de la rue de la Lingerie, des soldats ivres voulurent le fusiller; ils avaient d��j�� allum�� le falot, quand l'ordre vint de conduire les prisonniers au D��p?t de la pr��fecture de police. Le surlendemain, il ��tait dans une casemate du fort de Bic��tre. C'��tait depuis ce jour qu'il souffrait de la faim; il avait eu faim dans la casemate, et la faim ne l'avait plus quitt��. Ils se trouvaient une centaine parqu��s au fond de cette cave, sans air, d��vorant les quelques bouch��es de pain qu'on leur jetait, ainsi qu'�� des b��tes enferm��es. Lorsqu'il parut devant un juge d'instruction, sans t��moins d'aucune sorte, sans d��fenseur, il fut accus�� de faire partie d'une soci��t�� secr��te; et, comme il jurait que ce n'��tait pas vrai, le juge tira de son dossier le chiffon de papier: ??Pris les mains couvertes de sang. Tr��s-dangereux.?? Cela suffit. On le condamna �� la d��portation. Au bout de six semaines, en janvier, un ge?lier le r��veilla, une nuit, l'enferma dans une cour, avec quatre cents et quelques autres prisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait pour les pontons et l'exil, les menottes aux poignets, entre deux files de gendarmes, fusils charg��s. Ils travers��rent le pont d'Austerlitz, suivirent la ligne des boulevards, arriv��rent �� la gare du Havre. C'��tait une nuit heureuse de carnaval; les fen��tres des restaurants du boulevard luisaient; �� la hauteur de la rue Vivienne, �� l'endroit o�� il voyait toujours la morte inconnue dont il emportait l'image, Florent aper?ut, au fond d'une grande cal��che, des femmes masqu��es, les ��paules nues, la voix rieuse, se fachant de ne pouvoir passer, faisant les d��go?t��es devant ??ces for?ats qui n'en finissaient plus.?? De Paris au Havre, les prisonniers n'eurent pas une bouch��e de pain, pas un verre d'eau; on avait oubli�� de leur distribuer des rations avant le d��part. Ils ne mang��rent que trente-six heures plus tard, quand on les eut entass��s dans la cale de la fr��gate le Canada.
Non, la faim ne l'avait plus quitt��. Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de pl��nitude. Il ��tait devenu sec, l'estomac r��tr��ci, la peau coll��e aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe, d��bordant de nourriture, au fond des t��n��bres; il y rentrait, sur un lit de l��gumes: il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu'il sentait pulluler autour de lui et qui l'inqui��tait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continu�� pendant sept ans. Il revoyait les fen��tres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu'il avait laiss��e par cette lointaine nuit de janvier; et il lui semblait que tout cela avait grandi, s'��tait ��panoui dans cette ��normit�� des Halles, dont il commen?ait �� entendre le souffle colossal, ��pais encore de l'indigestion de la veille.
La m��re Chantemesse s'��tait d��cid��e �� acheter douze bottes de navets. Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce qui arrondissait encore sa large taille; et elle restait l��, causant toujours, de sa voix tra?nante. Quand elle fut partie, madame Fran?ois vint se rasseoir �� cot�� de Florent, en disant:
--?Cette pauvre m��re Chantemesse, elle a au moins soixante-douze ans. J'��tais gamine, qu'elle achetait
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