Le Speronare | Page 7

Alexandre Dumas, père
sept ou huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni prenait son harpon, toujours couché à babord ou à tribord près des avirons, et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis le fer s'enfon?ait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau: Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras; puis, à l'extrémité opposée, nous voyions repara?tre dix fois sur douze le malheureux poisson percé de part en part; alors la tache du pêcheur était faite, et l'office du cuisinier commen?ait. Comme sans être réellement malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion s'établissait donc aussit?t sur le mode de cuisson et d'assaisonnement le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile et muet, que la décision f?t prise. Giovanni seul, devinant à l'expression de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion, qui, nous annon?ant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement sur les n?tres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait amoureusement. Le poisson cuisait, et bient?t Giovanni nous le servait sur la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit sur notre petit batiment que la place manquait pour une table réelle. Sa mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril, jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.
Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le v?mes rire que deux fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous e?mes une seule fois l'occasion d'en conna?tre le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise disposition d'esprit se manifestait par un sifflottement triste ou gai, dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la pièce s'enfon?ait, s'élan?ait après elle au moment où elle était prête de dispara?tre, s'enfon?ait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis, quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le voyions repara?tre, remontant parfaitement calme et sans effort apparent, comme s'il habitait son élément natal et qu'il v?nt de faire la chose la plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que la pièce de monnaie était pour lui.
Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio commen?ait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avan?ait gravement hors de l'écoutille
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