Le Salon des Refusés | Page 4

Fernand Desnoyers
de la substance. Les peintres, en méditant le fameux
_Enterrement d'Ornans_ du maître-peintre, inclinaient d'abord pour le
cartésianisme, puis, définissant la substance, ils la considéraient
comme purement passive et invoquaient à l'appui de leur dissertation
Mallebranche, Descartes et Spinosa. A la seconde tournée de canettes,
les critiques d'art ramenèrent avec un grand bonheur d'expressions les
peintres aux monades et à une _harmonie préétablie_ qui expliquait
tout.
Le critique d'art a rendu le peintre plus bête qu'il n'était,--plus que la
nature,--presque autant que lui.
Il est la cause de la classification des peintres qui donnera une si rude
besogne aux professeurs du Muséum:
Les peintres, désormais, rangés sur une liste, Seront étiquetés par un
naturaliste.
* * * * *
=CLASSIFICATION DES PEINTRES=
ÉCOLE DE PARIS

Les peintres de cette école sont généralement élèves de Gassendi;
comme ce célèbre professeur, ils font leur syntagme légèrement colorié
d'épicurisme.--Voltaire, Rousseau, d'Alembert et Diderot empoignent
les peintres à leur sortie de l'école de Gassendi et les poussent au
matérialisme. Le fameux Biard, un des plus vieux élèves, se rappelant
que Molière avait été aussi disciple de Gassendi, s'est surnommé le
Molière de la peinture.
Quelques spirites jettent de la variété dans cette école, à laquelle se
rattachent los Michel-Ange de Montmartre, dont nous avons esquissé
autrefois les portraits comme suit:
LES MICHEL-ANGE DE MONTMARTRE
Montmartre fut autrefois célèbre dans le monde des railleurs par son
Académie. Les ânes de Montmartre sont tous artisses.
* * * * *
Tout le quartier Bréda, la rue des Martyrs, les boulevards extérieurs et
les rues de Montmartre sont occupés par des peintres, des gens de
lettres, sculpteurs, musiciens, acteurs et architectes de vilaine espèce.
Le fluide sympathique, loi physique irrésistible, les a attirés, groupés et
parqués dans un même lieu.
* * * * *
Généralement ils sont malpropres. Ils affectent dans leurs allures, dans
leur mise, dans leur langage, une désinvolture qui voudrait prouver que
l'Art seul les préoccupe. Les lignes et les coupes vulgaires de leur
figure les rendent odieux aux yeux avant que les oreilles ne soient
blessées par leur voix: car l'horrible vulgarité leur sort par tous les
porcs et par tous les sens.
* * * * *
Ils se font _des têtes_, ce qui serait excusable s'ils pouvaient
comprendre l'insuffisance de celles que la nature leur a faites; mais non,

ce n'est qu'une prétention bête: ils veulent attirer les regards des
bourgeois, dans les estaminets.
* * * * *
Pour se faire de grands fronts, ils rejettent leurs longs cheveux en
arrière, les ébouriffent ou les collent derrière l'oreille, les séparent par
une raie au milieu de la tête ou les portent à la _mal-content_, en
laissant alors croître leur barbe, qu'ils taillent avec le même art.
* * * * *
Une remarque bizarre résulte de leur examen. Au bout de peu de temps,
l'intimité leur donne à tous la mémo voix, les mêmes gestes, les mêmes
paroles, la même démarche.
* * * * *
Si l'un d'eux s'accoutre d'une façon, deux jours après le camarade est
affublé pareillement.--Les paletots-sacs et les feutres à larges bords
sont de leur goût: _ça_ a du chic ou du _caractère_, disent-ils.
* * * * *
Mais le plus souvent on les voit passer dans le quartier ou s'attabler
dans les cafés, habillés de pantalons à pied à larges carreaux, de
vareuses rouges et coiffés de chapeaux de paille, de bérets, ou plus
simplement tête nue.
* * * * *
Ils partagent avec les acteurs la manie du tutoiement, et ce sont
justement leurs propos qui provoquent dans l'homme les hauts-le-coeur
les plus précipités.
* * * * *
Ils ne s'abordent jamais sans s'adresser cette phrase sacramentelle:
«Bonjour, ma vieille, comment _qu'ça te va_?» Quelques mots d'argot

étincellent maladroitement dans leur conversation. Mais voici un
échantillon significatif, qui achèvera de donner une idée juste de leurs
expressions:
* * * * *
Un soir, quelques-uns de ces messieurs étaient réunis dans un atelier.
Un d'eux chanta une abominable niaiserie intitulée: _le Voyage aérien_.
Le chanteur prenait des airs inspirés qui paraissaient émouvoir
profondément l'auditoire. Quand il eut fini, tout le monde l'entoura, le
félicita vivement; puis un peintre lui serra les deux mains en lui disant:
«_C'est égal, tu y as été de la larme_.»
* * * * *
Leurs moeurs ne sont pas édifiantes. Leurs soirées se passent dans les
bals de barrière ou dans les estaminets; leurs nuits, je ne peux pas dire
où. Enfin ils emploient leurs jours à dormir, flâner, jouer au billard ou à
l'_impériale_, à fumer et à boire et manger des poisons qui ne les tuent
pas.
* * * * *
Leurs opinions artistiques et littéraires sont que M. Gustave Doré a un
talent «_épatant_, «que M. Edmond About est «_l'esprit français»_ en
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