Le Rouge et Le Noir | Page 9

Stendhal
de M. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre.
Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils évitèrent de se parler ce jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa le?on de théologie chez le curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange proposition qu'on avait faite à son père. "Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut taire semblant de l'avoir oublié."
Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences. A force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le ma?tre et la ma?tresse de maison, et les jours où il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un véritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de défiance et d'étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.
Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il demanda aussit?t avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.
- Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera un habit noir complet.
- Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui restera?
- Sans doute.
- Oh! bien, dit Sorel, d'un ton de voix tra?nard, il ne reste donc plus qu'à nous mettre d'accord sur une seule chose, l'argent que vous lui donnerez.
- Comment! s'écria M. de Rênal indigné, nous sommes d'accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et peut-être trop.
- C'était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement, et, par un effort de génie qui n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal: Nous trouvons mieux ailleurs.
A ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l'emporta sur la finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles, qui devaient régler la nouvelle existence de Julien, se trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de chaque mois.
- Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.
- Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d'une voix caline, ira bien jusqu'à trente-six francs.
- Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en. Pour le coup, la colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le r?le qu'il avait joué dans toute cette négociation.
- Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée du drap noir.
Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin voyant qu'il n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière révérence finit par ces mots:
- Je vais envoyer mon fils au chateau.
C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire.
De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en s?reté ses livres et sa croix de la Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières.
Quand il reparut:
- Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance depuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire.
Julien. étonné de n'être pas battu. se hata de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible père il ralentit le pas. Il jugea
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