Le Rouge et Le Noir | Page 8

Stendhal
de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse son air extrêmement pensif et sa grande paleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il ha?ssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.
Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commen?ait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes tilles. Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chicurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes.
Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l'histoire c'est-à-dire ce qu'il savait d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde, et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire.
A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.
- Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son ame.

CHAPITRE V
UNE NEGOCIATION
Cunctando restituit rem. ENNIUS.

- Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé?
- Je ne lui ai jamais parlé répondit Julien, je n'ai jamais vu cette dame qu'à l'église.
- Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?
- Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches.
- Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autre qui t'a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants.
- Qu'aurai-je pour cela?
- La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.
- Je ne veux pas être domestique.
- Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils f?t domestique?
- Mais, avec qui mangerai-je?
Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils.
Julien les vit bient?t après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de l'autre c?té de la scie, pour éviter d'être surpris. Il voulait penser m?rement à cette annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.
"Il faut renoncer à tout cela se dit-il, plut?t que de se laisser réduire à manger avec lés domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plut?t mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économie, je me sauve cette nuit, en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besan?on; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout."
Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à Julien; il e?t fait, pour arriver à là fortune, des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se figurat le monde. Le recueil des bulletins de la grande armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de l'avancement.
Avec une ame de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape
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