Le Pays de lor | Page 6

Hendrik Conscience
francs pour celui en faveur duquel elle avait été pratiquée; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d'après les dispositions de la loi, l'on ne pouvait pas prendre à bord.
L'accumulation de tant de monde pouvait être une cause de grande gêne; mais le capitaine semblait s'en inquiéter fort peu. Il répondit à une remarque de son pilote:
--Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la ration; si c'est nécessaire.
--Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitié de ce qu'il faut pour tant de monde!
--Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d'Amérique.
--Les passagers ne seront pas peu étonnés de l'arrivée de tant de nouveaux compagnons...
--Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prévenir les plaintes jusqu'à ce que nous soyons sortis de l'Escaut... Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau.--Dis à Jacques, le cuisinier en chef, d'allumer le feu tout à l'heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera à leur déjeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les réjouir. Veille à ce que tout soit prêt pour lever l'ancre à la première lueur du jour. Le batiment doit être sous voiles avant que les passagers aient quitté leurs cabines.
Le pilote se dirigea vers l'autre extrémité du pont pour aller trouver le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents:
Plus on est de fous, plus on rit! Plus on est...
Mais le capitaine, irrité de cette raillerie, interrompit la chanson en criant:
--Tais ton bec!
--Oui, capitaine.

III
SUR L'ESCAUT
Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, le Jonas avait déjà fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns témoignèrent bien leur étonnement à la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs même semblèrent soup?onner la fraude; mais le capitaine leur fit croire que c'étaient des voyageurs attardés compris dans l'équipage, qui avaient manqué le convoi et étaient ainsi arrivés trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus défiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient être de gais compagnons, on oublia bient?t leur arrivée inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote:
?Plus on est de fous, plus on rit!?
La joyeuse vie recommen?a; on dansa et sauta de nouveau.
Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la joie générale. Les deux Anversois le trouvèrent tristement assis dans un coin, la tête dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu'il avait.
--Je suis malade, messieurs, répondit le paysan, malade comme un cheval, de la bière d'orge d'Anvers, du genièvre brun que cet empoisonneur de capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tête! Il y a là dedans trois ou quatre hommes occupés à battre le blé. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier à foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans cette étable de cochons, une marmotte même ne pourrait dormir. Toute la nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand comme une meule... Ce maudit genièvre du capitaine! A?e! a?e! Ma poitrine br?le; je ne donne plus dix sous de ma vie!
--C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant; c'est à vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu, vous devez le cuver avec patience.
Victor, qui était très-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guérirait bien vite.
--Puis-je savoir, s'il vous pla?t, à qui j'ai l'honneur de parler? demanda Donat.
--Je me nomme Victor Roozeman.
--Et ce monsieur-là?
--C'est mon ami Jean Creps.
--Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de votre bonté. J'ai été grossier et stupide hier, n'est-ce pas? Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et écrire, je suis bien élevé et je connais mon monde. Lorsque je serai guéri, permettez-moi d'échanger de temps en temps une parole avec vous. Il faut toujours que je cause avec moi-même, et je ne suis pas assez éloquent pour y trouver du plaisir... Oh! mon Dieu, ma tête, ma tête br?le!
Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et continuèrent leur promenade.
Pendant ce temps, le Jonas, poussé par un vent frais, descendait majestueusement l'Escaut.
L'essaim des passagers étaient encore plus agité que la veille. On avait d?né pour la première fois sur le navire, un d?ner abondant et appétissant: du rosbif et des légumes frais pour tous, et même quelques poulets r?tis pour les délicats des deux premières classes. Là-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous l'influence de cette légère émotion qui, chez quelques-uns, dégénérait en une ivresse complète, les esprits étaient
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