Le Pays de lor | Page 5

Hendrik Conscience
pareils au braiment d'un ane. Comme il heurtait tout le monde, il recevait par-ci par-là un coup de poing dans le dos ou un coup de pied dans les jambes; mais il n'y faisait pas attention et beuglait à perdre haleine.
Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derrière la batterie, se montraient sur le quai l'endroit où ils croyaient que se trouvaient leurs parents, quoique la foule n'appar?t plus à leurs yeux que comme une tache noire confuse. Donat passa la tête entre eux et dit grossièrement:
--Eh! eh! pardieu, camarades, sommes-nous malades? Je veux dire: Messieurs, avons-nous du chagrin?
--Sur ma parole, dit Jean courroucé, si tu continues à nous ennuyer, je te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik?
--Mais il n'y a pas là-dessous, dans la troisième classe, ame qui vive pour me comprendre! Répondit Donat. Ils sont aussi stupides que des veaux; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent même pas un mot de flamand.
--C'est égal, va-t'en, te dis-je!
Le paysan, voyant que c'était sérieux, s'éloigna en tra?nant les jambes et grommela en lui-même:
--Qu'ils sont fiers, ces messieurs de la ville! Comme si je ne devais pas trouver autant d'or qu'eux, et même davantage. Si mes compatriotes ne veulent pas causer avec moi, je serai donc obligé de me coudre la bouche? Allons, allons, vive la joie!... Hourra! hourra! vive la Californie!
Et, tournant sur lui-même comme une toupie et balan?ant les bras comme un moulin à vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux.
En ce moment, le Jonas tourna derrière la Tête-de-Flandre, et la ville d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflèrent sous un vent favorable. Le joli brick pencha légèrement de c?té et s'élan?a avec un redoublement de vitesse à travers les vagues agitées.
--Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot à nos provisions et déboucher une bouteille de madère.
--Oui, oui, répondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est commencé. Hourra! Buvons un coup là-dessus! L'avenir nous appartient.
Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs espérances en buvant un verre dans l'entre-pont, le Jonas descendait le cours de l'Escaut jusqu'à la hauteur de Calloo, où on laissa tomber l'ancre pour attendre la marée du lendemain.
Le capitaine, malgré son air dur et sévère, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager à passer encore la dernière heure du jour dans la gaieté; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit même monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre à ceux qui le désiraient. Un murmure approbateur s'élevait sur son passage, et le cri de ?Vive notre brave capitaine!? retentissait autour de lui.
Pendant ce temps, les matelots échangeaient entre eux des regards mystérieux, et semblaient se dire que les manières amicales du capitaine cachaient un secret.
Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'à dix heures du soir; mais alors il leur fit comprendre, avec bonté, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui était désignée. On aida des gens fatigués à trouver leur lit, et le silence le plus complet régna enfin sur le pont.
Vers minuit, les barques quittèrent silencieusement le batiment et se dirigèrent vers la c?te flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi mystérieusement avec de nouveaux passagers. Immédiatement après, les marins, s'éclairant au moyen de lanternes, tirèrent d'une cachette des planches de sapin, et se mirent à clouer et marteler si fort, que le pont en fut ébranlé. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au moyen de ces planches préparées d'avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'étonnèrent guère de ce vacarme, car on avait eu la précaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilité, une nouvelle cuisine.
Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des règlements qui déterminent le nombre de voyageurs qu'un batiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur départ, compte les voyageurs, mesure la place assignée à chacun d'eux dans l'entre-pont, et pèse et examine les provisions, pour s'assurer que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la nourriture suffisante. Sur le Jonas, on avait trouvé assez d'espace, des provisions plus qu'il n'en fallait et tout était en règle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: All right! le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d'or, tous Fran?ais, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits à Calloo par des gens apostés à cet effet, pour s'embarquer secrètement à minuit sur le Jonas. Le résultat de cette fraude était un bénéfice net de trente ou quarante mille
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