Le Naturalisme au Thèatre | Page 6

Emile Zola
ces machines-là sont dans le passé, ils se croient tout permis, les invraisemblances, les poupées de carton, les sottises énormes, les barbouillages criards d'une fausse couleur locale. Et quelle étrange langue, Fran?ois 1er parlant comme un mercier de la rue Saint-Denis, Richelieu ayant des mots de tra?tre du boulevard du Crime, Charlotte Corday pleurant avec des sentimentalités de petite ouvrière!
Ce qui me stupéfie, c'est que nos auteurs dramatiques ne paraissent pas se douter un instant que le genre historique est forcément le plus ingrat, celui où les recherches, la conscience, le talent profond d'intuition et de résurrection sont le plus nécessaires. Je comprends ce drame, lorsqu'il est traité par des poètes de génie ou par des hommes d'une science immense, capables de mettre devant les spectateurs toute une époque debout, avec son air particulier, ses moeurs, sa civilisation; c'est là alors une oeuvre de divination ou de critique d'un intérêt profond.
Mais je sais malheureusement ce que les partisans du drame historique veulent ressusciter: c'est uniquement le drame à panaches et à ferraille, la pièce à grand spectacle et à grands mots, la pièce menteuse faisant la parade devant la foule, une parade grossière qui attriste les esprits justes. Et je me méfie. Je crois que toute cette antiquaille est bonne à laisser dans notre musée dramatique, sous une pieuse couche de poussière.
Sans doute, il y a de grands obstacles aux tentatives originales. On se heurte contre les hypocrisies de la critique et contre la longue éducation de sottise faite à la foule. Cette foule, qui commence à rire des enfantillages de certains mélodrames, se laisse toujours prendre aux tirades sur les beaux sentiments. Mais les publics changent; le public de Shakespeare, le public de Molière ne sont plus les n?tres. Il faut compter sur le mouvement des esprits, sur le besoin de réalité qui grandit partout. Les derniers romantiques ont beau répéter que le public veut ceci, que le public ne veut pas cela: il viendra un jour où le public voudra la vérité.

IV
Toutes les formules anciennes, la formule classique, la formule romantique, sont basées sur l'arrangement et sur l'amputation systématiques du vrai. On a posé en principe que le vrai est indigne; et on essaye d'en tirer une essence, une poésie, sous le prétexte qu'il faut expurger et agrandir la nature. Jusqu'à présent, les différentes écoles littéraires ne se sont battues que sur la question de savoir de quel déguisement on devait habiller la vérité, pour qu'elle n'e?t pas l'air d'une dévergondée en public. Les classiques avaient adopté le peplum, les romantiques ont fait une révolution pour imposer la cotte de maille et le pourpoint. Au fond, ce changement de toilette importe peu, le carnaval de la nature continue. Mais, aujourd'hui, les naturalistes arrivent et déclarent que le vrai n'a pas besoin de draperies; il doit marcher dans sa nudité. Là, je le répète, est la querelle.
Certes, les écrivains de quelque jugement comprennent parfaitement que la tragédie et le drame romantique sont morts. Seulement, le plus grand nombre sont très troublés en songeant à la formule encore vague de demain. Est-ce que sérieusement la vérité leur demande de faire le sacrifice de la grandeur, de la poésie, du souffle épique qu'ils ont l'ambition de mettre dans leurs pièces? Est-ce que le naturalisme exige d'eux qu'ils rapetissent de toutes parts leur horizon et qu'ils ne risquent plus un seul coup d'aile dans le ciel de la fantaisie?
Je vais tacher de répondre. Mais, auparavant, il faut déterminer les procédés que les idéalistes emploient pour hausser leurs oeuvres à la poésie. Ils commencent par reculer au fond des ages le sujet qu'ils ont choisi. Cela leur fournit des costumes et rend le cadre assez vague pour leur permettre tous les mensonges. Ensuite, ils généralisent au lieu d'individualiser; leurs personnages ne sont plus des êtres vivants, mais des sentiments, des arguments, des passions déduites et raisonnées. Le cadre faux veut des héros de marbre ou de carton. Un homme en chair et en os, avec son originalité propre, détonnerait d'une fa?on criarde au milieu d'une époque légendaire. Aussi voit-on les personnages d'une tragédie ou d'un drame romantique se promener, raidis dans une altitude, l'un représentant le devoir, l'autre le patriotisme, un troisième la superstition, un quatrième l'amour maternel; et ainsi de suite, toutes les idées abstraites y passent à la file. Jamais l'analyse complète d'un organisme, jamais un personnage dont les muscles et le cerveau travaillent comme dans la nature.
Ce sont donc là les procédés auxquels les écrivains tournés vers l'épopée ne veulent pas renoncer. Toute la poésie, pour eux, est dans le passé et dans l'abstraction, dans l'idéalisation des faits et des personnages. Dès qu'on les met en face de la vie quotidienne, dès qu'ils ont devant eux le peuple qui emplit nos rues, ils battent des paupières, ils balbutient, effarés, ne
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