Le Naturalisme au Thèatre | Page 5

Emile Zola
marionnettes autrement habillées, rien ne fut modifié que l'aspect extérieur et le langage. D'ailleurs, cela suffisait pour l'époque. Il fallait prendre possession du théatre au nom de la liberté littéraire, et le romantisme s'acquitta de ce r?le insurrectionnel avec un éclat incomparable. Mais qui ne comprend aujourd'hui que son r?le devait se borner à cela. Est-ce que le romantisme exprime notre société d'une fa?on quelconque, est-ce qu'il répond à un de nos besoins? évidemment, non. Aussi est-il déjà démodé, comme un jargon que nous n'entendons plus. La littérature classique qu'il se flattait de remplacer, a vécu deux siècles, parce qu'elle était basée sur l'état social; mais lui, qui ne se basait sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poètes, ou si l'on veut sur une maladie passagère des esprits surmenés par les événements historiques, devait fatalement dispara?tre avec cette maladie. Il a été l'occasion d'un magnifique épanouissement lyrique; ce sera son éternelle gloire. Seulement, aujourd'hui que l'évolution s'accomplit tout entière, il est bien visible que le romantisme n'a été que le cha?non nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la littérature naturaliste. L'émeute est terminée, il s'agit de fonder un état solide. Le naturalisme découle de l'art classique, comme la société actuelle est basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre état social, lui seul a des racines profondes dans l'esprit de l'époque; et il fournira la seule formule d'art durable et vivante, parce que cette formule exprimera la fa?on d'être de l'intelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, l'expression du siècle, et pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformat notre monde démocratique.
Maintenant, il reste à souhaiter une chose: la venue d'hommes de génie qui consacrent la formule naturaliste. Balzac s'est produit dans le roman, et le roman est fondé. Quand viendront les Corneille, les Molière, les Racine, pour fonder chez nous un nouveau théatre? Il faut espérer et attendre.

III
Le temps semble déjà loin où le drame régnait en ma?tre. Il comptait à Paris cinq ou six théatres prospères. La démolition des anciennes salles du boulevard du Temple a été pour lui une première catastrophe. Les théatres ont d? se disséminer, le public a changé, d'autres modes sont venues. Mais le discrédit où le drame est tombé provient surtout de l'épuisement du genre, des pièces ridicules et ennuyeuses qui ont peu à peu succédé aux oeuvres puissantes de 1830.
Il faut ajouter le manque absolu d'acteurs nouveaux comprenant et interprétant ces sortes de pièces, car chaque formule dramatique qui dispara?t emporte avec elle ses interprètes. Aujourd'hui, le drame, chassé de scène en scène, n'a plus réellement à lui que l'Ambigu et le Théatre-Historique. A la Porte-Saint-Martin elle-même, c'est à peine si on lui fait une petite place, entre deux pièces à grand spectacle.
Certes, un succès de loin en loin ranime les courages. Mais la pente est fatale, le drame glisse à l'oubli; et, s'il para?t vouloir parfois s'arrêter dans sa chute, c'est pour rouler ensuite plus bas. Naturellement, les plaintes sont grandes. La queue romantique, surtout, est dans la désolation; elle jure bien haut qu'en dehors du drame, de son drame à elle, il n'y a pas de salut pour notre littérature dramatique. Je crois au contraire qu'il faut trouver une formule nouvelle, transformer le drame, comme les écrivains de la première moitié du siècle ont transformé la tragédie. Toute la question est là. La bataille doit être aujourd'hui entre le drame romantique et le drame naturaliste.
Je désigne par drame romantique toute pièce qui se moque de la vérité des faits et des personnages, qui promène sur les planches des pantins au ventre bourré de son, qui, sous le prétexte de je ne sais quel idéal, patauge dans le pastiche de Shakespeare et d'Hugo. Chaque époque a sa formule, et notre formule n'est certainement pas celle de 1830. Nous sommes à un age de méthode, de science expérimentale, nous avons avant tout le besoin de l'analyse exacte. Ce serait bien peu comprendre la liberté conquise que de vouloir nous enfermer dans une nouvelle tradition. Le terrain est libre, nous pouvons revenir à l'homme et à la nature.
Dernièrement, on faisait de grands efforts pour ressusciter le drame historique. Rien de mieux. Un critique ne peut condamner d'un mot le choix des sujets historiques, malgré toutes ses préférences personnelles pour les sujets modernes. Je suis simplement plein de méfiance. Le patron sur lequel on taille chez nous ces sortes de pièces me fait peur à l'avance. Il faut voir comme on y traite l'histoire, quels singuliers personnages on y présente sous des noms de rois, de grands capitaines ou de grands artistes, enfin à quelle effroyable sauce on y accommode nos annales. Dès que les auteurs de
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