Le Négrier, Vol. I | Page 5

Édouard Corbière
gouvernail. Au bout de quelques heures de navigation, je ne pensais plus à mes parens. Je sentais que le bord était devenu ma maison, l'équipage ma famille, et la mer ma patrie.
Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un de ces corsaires fortement prononcés, que les marins nomment un Frère-la-C?te. Il menait avec lui deux de ses fils, qu'il avait fait élever comme de jeunes demoiselles, pour en faire plus tard, disait-il, des flibustiers comme il faut. Toute la nuit il se promenait sur le pont, comme une hyène dans sa cage, la longue-vue sous le bras, un foulard négligemment noué sur sa belle tête brune et frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de hache d'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant par le nez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile de s'en apercevoir. Lorsque du haut des mats de perroquet, les matelots placés en vigie criaient navire! tous les yeux se portaient sur les traits du capitaine: c'était dans ses regards que l'équipage cherchait à lire ce qu'il fallait faire, ou à deviner ce qu'on allait devenir. Jamais je n'ai vu, sur un pont de navire, un homme de mer plus imposant. Dans les circonstances ordinaires, il n'avait que cinq pieds et quelques pouces, comme les autres; dans les momens de danger, c'était un géant, et ses matelots des mousses.
Un beau matin, après avoir versé cinq à six boujarons de tafia à ma?tre Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif du diable, et après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliait chaque nuit à la tête de son hamac, il me prit envie de monter dans la mature avec les gabiers qui faisaient la visite du gréement. Cramponné sur le racage du petit perroquet, je promène, pour la première fois, mes regards encore fort peu exercés sur le vaste horizon que le soleil levant commen?ait à éclairer autour de moi, et mes yeux nagent, avec une sorte de ravissement, dans l'étendue. A peine avais-je porté la vue sur l'espace que le corsaire semblait vouloir dévorer avec sa proue, que j'aper?ois au loin un point rond, dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la mer. Mon premier mouvement fut de crier navire! A ce cri aigu tous les regards s'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laissé endormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut; et, pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait à recevoir un chatiment sévère, il me donne un grand coup de poing. Je n'avais pas encore le pied très-marin; mais j'étais vif et méchant. Suspendu par mes mains aux haubans de catacois, et au dessus de la tête de mon agresseur, je prends mes longueurs, et je lui assène de mon mieux un coup de pied sur la figure. Il me poursuit, furieux, avec l'avantage de l'habitude: je lui échappe avec la rapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe sous ma main: je la saisis et je glisse, comme un serpent sur une liane, le long de ce cordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la première, laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les gens de quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon adresse. Ma?tre Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir à coups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battre par un mousse.
Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crus que c'était pour me fustiger.
--Où as-tu vu le navire?
--Là, sur l'avant à nous, capitaine.
--Est-il loin?
--Je n'en sais rien, capitaine.
--Va te coucher.
--Oui, capitaine.
Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque du capitaine, ma?tre Philippe, qui avait causé quelques minutes avec le second, m'invite à monter près de lui sur l'aff?t d'une caronade, et d'un air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse ces mots, que j'écoute en palpitant:
?Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pas bien; mais tu ne l'as pas manqué, et je te le pardonne, pour la première fois; si ?a t'arrive encore, ce sera une autre affaire. En attendant, je te grade, par ordre du second, capitaine des mousses, et le premier qui bougera, tappe dessus, c'est la consigne.?
Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dont ma?tre Philippe était décoré, et qu'il portait assez souvent de sa bouche corrodée de tabac, dans les c?tes des matelots raisonneurs ou paresseux.
Me voilà donc capitaine des mousses, après quelques jours de mer, cherchant de mon mieux à imiter l'allure de ma?tre Philippe, qui ne se lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier! quand je _je le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature en personne_.
Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de
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