Le Négrier, Vol. I | Page 4

Édouard Corbière
t'embarquer avec moi?? Cette proposition me sembla être l'avis du ciel, que j'attendais pour naviguer. Sauter à bord, prendre une casaque rouge et un bonnet de laine, et demander à être employé au titre dont l'officier venait de me gratifier, ne fut que l'affaire d'un moment. En sollicitant de mon père la permission de faire une croisière à bord du Sans-Fa?on, j'aurais tout obtenu sans doute, et les exhortations de ma mère et la bénédiction parternelle. Mais, grimper furtivement à bord d'un corsaire, sans laisser une seule trace de ma fuite; mais faire répandre des larmes à ma famille sur mon sort mystérieux, me semblait un début digne d'un marin qui voulait remplir sa carrière de faits mémorables et de choses extraordinaires. Je devins mousse sans protection et par-dessus le bord.
A peine les huniers du Sans-Fa?on, hissés à tête de mat, furent-ils largués et livrés à la brise de Nord-Nord-Est, qui nous poussait en dehors du goulet de Brest, qu'un des lieutenans du bord appela le ma?tre d'équipage d'arrière: ?Philippe, lui dit-il, en me prenant par l'oreille, _ton plat[2] a besoin d'un mousse; prends ce dr?le-là; s'il s'avise d'avoir le mal de mer, tu lui feras alonger quinze coups de fouet sur le derrière pour la première fois, trente pour la seconde, et ainsi de suite jusqu'à parfait rétablissement_.?
[Note 2: On nomme un plat à bord, la réunion de six à sept matelots qui mangent à la même gamelle.]
--?a suffit, lieutenant, répondit ma?tre Philippe, en mesurant, d'un regard sévère, de la tête aux pieds, la dimension de mon petit individu.
Je regagnai le gaillard d'avant, en faisant déjà de pénibles réflexions sur l'infraction que l'on commettait à la police du bord, en s'avisant d'avoir le mal de mer.
La lame était grosse en dehors des passes. La terre natale disparaissait pour la première fois, à mes yeux surpris, dans des flots de brume, avec les petites ?les et les rochers qui l'entourent. Le brick courait au plus près du vent, plongeant son avant dans les lames écumantes qu'il divisait en filant sept noeuds à la main. Les vagues sautaient à bord en mugissant, et les coups de tangage du Sans-Fa?on, se redressant pour passer mutinement sur chaque montagne d'eau, m'arrachaient les entrailles, malgré la ferme résolution que j'avais prise de ne pas être malade.
--Dis donc, Fil à Voile! s'écria ma?tre Philippe (ce fut le nom de guerre que le ma?tre d'équipage jugea à propos de me donner en m'adressant la parole pour la première fois), tu m'as l'air d'avoir des hauts de coeur, mon ami! Est-ce que, par hasard, tu aurais envie de compter tes chemises?
--Pas le moindrement du monde, ma?tre Philippe, lui répondis-je de la manière la plus alerte qu'il me fut possible.
--Non, mais tu aurais tort de te gêner, si tu es véritablement malade.
--Malade! pas le moindrement, je vous assure, ma?tre Philippe.
--A la bonne heure, vois-tu; car je n'aime pas qu'un moussaillon se donne des airs d'avoir des pamoisons. Mais, pour t'_amariner en double, mon fiston_, fais-moi la sensible amitié d'aller voir dans la hune de misaine, si par l'effet du hasard, je n'y suis pas.
--Oui, ma?tre Philippe, tout de suite.
Et moi, malgré la défaillance de mes jarrets et la fréquence de mes hoquets, de grimper dans la hune qu'ébranlaient les plus rudes coups de tangage.
--J'ai dans l'idée que ce morceau de chrétien-là fera un bon petit bougre, avec le temps, se prit à dire ma?tre Philippe, en me voyant huché sur le tenon du mat de misaine, sans avoir passé par le trou-du-chat.
Ce mot du ma?tre d'équipage arriva à mon oreille au moment où je lan?ais sous le vent, et le plus adroitement du monde, le superflu d'un déje?ner à moitié digéré. Je me tenais à peine sur mes jambes affaiblies; mais le ma?tre venait de tirer mon horoscope: je descendis sur le pont avec un aplomb digne de la bonne opinion que ma?tre Philippe venait d'exprimer sur mon compte.
Un homme, jeté inopinément à bord du Sans-Fa?on, aurait frémi, quelque courage qu'il e?t, à l'aspect de cet équipage de renégats, rassemblés par l'amour de la rapine et la soif du carnage. A l'age que j'avais et avec les dispositions naturelles que j'apportais, on ne frémit de rien et on s'abandonne à tout. Cent cinquante matelots, aux yeux hagards, aux larges épaules couvertes de gilets rouges, bouillonnaient, pour ainsi dire, sur le pont de ce navire, dont le platbord était garni de seize caronades de 12. Il fallait entendre ces voix brutales qui se confondaient, ces propos durs qui se croisaient! Et ces visages de bronze, ces mains goudronnées, cette confusion de paroles, cette bigarrure de couleurs et d'effets! Tout cela était de l'harmonie pour mes oreilles, mes yeux et mes mains, qui se pressaient presque avec délices sur les manoeuvres, sur les batteries des caronades ou la roue du
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