Le Négrier, Vol. I | Page 3

Édouard Corbière
habitions à Brest était placée sur le cours
d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir la rade dans
toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient l'exercice à feu,
mon père nous appela près de lui, et, ouvrant une fenêtre d'où il
contemplait, depuis une heure, le magnifique spectacle d'un combat
naval simulé, il nous demanda, enivré de la fumée de poudre que lui
apportait la brise: _Que voulez-vous être, mes enfans?_--Marin, si tu le
veux, répondit mon frère avec sa soumission accoutumée--Et toi,
Léonard?--Marin! quand bien même tu ne le voudrais pas, m'écriai-je
presque avec colère.--Et peut-on être autre chose quand on voit cela?
s'écria l'auteur de mes jours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine
palpitante, et en proclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que
je venais de faire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon

frère et moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le
grade de mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral.
Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échelle qu'ont à
parcourir ceux qui se destinent à être officiers de marine, il fallait avoir
servi un an au moins sur les bâtimens de l'état, et s'être fourré dans la
tête un peu de mathématiques. Mon frère et moi nous fûmes embarqués
sur un vaisseau qui ne quittait pas la rade, et à bord duquel nous nous
rendions les jours de grande revue seulement: on appelait cela faire ses
mois de mer.
Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétique était
faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevait pas
comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées.
L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeur
s'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions que j'avais à la
science, que pour celles que je pourrais avoir un jour à l'incrédulité.
Toutes les fois que je me présentais au tableau, pour démontrer une
proposition, et qu'il m'arrivait de débiter une absurdité, le vieillard
grommelait entre les dents qui lui restaient: C'est faux comme la Vie
des Saints, ou bien: _c'est vrai comme il y a un Dieu!_ Il fallait alors
effacer la figure tracée à la craie, et résumer de nouveau toute la
proposition.
C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même, que
je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs de l'école,
quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'il fallait d'astronomie
pour pointer une carte et mesurer une latitude en mer, par le moyen le
plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, me répétait souvent mon
incrédule professeur, que tu ne te sois pas livré avec plus d'application
à l'étude des mathématiques! Tu aurais fini, mon bon ami, par être ferré
en athéisme. Une bonne proposition de géométrie est, vois-tu bien, la
seule chose à laquelle un homme passablement organisé puisse croire;
et en outre les mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de
la science morale, elles apprennent, par A plus B, à n'avoir foi en rien et
à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachant sur l'espèce
humaine.»

Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, une inscription
pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit le vieux négateur:
_L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur est à son
pénitent_.
Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniers
instans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemment le long
sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre ses lèvres
éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairement toutes les
propositions énoncées en mathématiques: _C'est ce qu'il s'agit de
démontrer_, et il expira.
J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est à lui que
je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvé accès dans
ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui, pendant toute ma vie,
a élargi le cercle des scrupules au centre duquel les autres hommes
restent enchaînés.
L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant, arriva.
Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Je me présentai
aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractère irritable se raidit contre
cette première contrariété; je sentais une espèce de honte attachée à
mon infériorité. Ne pouvant vaincre la position, je la tournai: c'était
déjà la pente de mon humeur qui se révélait dans le premier acte un peu
important de ma vie.
Un brick, le corsaire le Sans-Façon, devait appareiller après avoir
réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Les formes
flibustières de ce joli navire, avec sa mâture audacieuse penchée sur
l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son air forban enfin, m'avaient
séduit: je passais toutes mes journées à l'admirer
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