cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été batie; car, malgré l'opiniatreté des hommes à louer l'antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu'en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.
[3] Persépolis étant Paris, l'entrée toute barbare est celle du faubourg Saint-Marceau: voyez le chapitre XXII de Candide. B.
Babouc se mêla dans la foule d'un peuple composé de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d'un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu'il remarqua, à l'argent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des chaises de paille; mais bient?t, voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux, en fesant semblant de regarder fixement devant elles, et en regardant les hommes de c?té, il s'aper?ut qu'il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, fesaient retentir la vo?te de sons mal articulés, qui fesaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines des Pictaves[4], au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez, quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s'exhalait une odeur empestée; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. Quoi! s'écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité! Quoi! leurs temples sont pavés de cadavres! Je ne m'étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable d'empoisonner le globe terrestre. Ah! la vilaine ville que Persépolis! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebatir une plus belle, et la peupler d'habitants moins malpropres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons; laissons-la faire.
[4] Les Pietaves sont les Poitevins, habitants du Poitou. B.
III. Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière. Babouc devait aller d?ner à l'autre bout de la ville, chez une dame pour laquelle son mari, officier de l'armée, lui avait donné des lettres. Il fit d'abord plusieurs tours dans Persépolis; il vit d'autres temples mieux batis et mieux ornés, remplis d'un peuple poli, et retentissant d'une musique harmonieuse; il remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées[5], frappaient les yeux par leur beauté; des places où semblaient respirer en bronze les meilleurs rois[6] qui avaient gouverné la Perse; d'autres places où il entendait le peuple s'écrier: Quand verrons-nous ici le ma?tre que nous chérissons? Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais batis à droite et à gauche, une maison immense[7] où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque jour graces au Dieu des armées. Il entra enfin chez la dame, qui l'attendait à d?ner avec une compagnie d'honnêtes gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle; et Babouc disait en lui-même à tout moment: L'ange Ituriel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante.
[5] C'est de Paris que Voltaire parle, sous le nom de Persépolis: les fontaines mal placées sont la fontaine de la rue de Grenelle, faubourg Saint Germain, et la fontaine des Innocents, qui était alors au coin des rues aux Fers et de Saint-Denis. C'est de 1788 que date la construction de cette dernière fontaine telle qu'elle est aujourd'hui. Voyez, dans le tome XIX, la liste des _Artistes célèbres du Siècle de Louis XIV_ (après l'article MANSARD). B.
[6] Les seuls rois qui eussent des statues étaient Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. La statue de Louis XV ne Fut érigée que beaucoup plus tard, en 1763; elle avait été votée, en 1748, par le prév?t des marchands et les échevins de la ville de Paris. B.
[7] L'H?tel des Invalides. B.
IV. Cependant il s'aper?ut que la dame, qui avait commencé par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore, sur la fin du repas, à un jeune mage. Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec vivacité une veuve; et cette veuve indulgente[7] avait une main passée autour du cou du magistrat, tandis qu'elle tendait l'autre à un jeune citoyen très beau et très modeste. La femme du magistrat se leva de table la première, pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur qui arrivait trop tard, et qu'on avait attendu à
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