sa parente éloignée. Elle obéissait ainsi à un usage ancien de la race maorie, qui veut que les enfants restent rarement auprès de leur vraie mère. Les mères adoptives, les pères adoptifs (faa amu) sont là- bas les plus nombreux, et la famille s'y recrute au hasard. Cet échange traditionnel des enfants est l'une des originalités des moeurs polynésiennes.
IV
HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTêME), A SA SOEUR, A BRIGHTBURY, COMTé DE YORKSHIRE (ANGLETERRE)
"Rade de Tahiti, 20 janvier 1872.
"Ma soeur aimée,
"Me voici devant cette ?le lointaine que chérissait notre frère, point mystérieux qui fut longtemps le lieu des rêves de mon enfance. Un désir étrange d'y venir n'a pas peu contribué à me pousser vers ce métier de marin qui déjà me fatigue et m'ennuie.
"Les années ont passé et m'ont fait homme. Déjà j'ai couru le monde, et me voici enfin devant l'?le rêvée. Mais je n'y trouve plus que tristesse et amer désenchantement.
"C'est bien Papeete, cependant; ce palais de la reine, là-bas, sous la verdure, cette baie aux grands palmiers, ces hautes montagnes aux silhouettes dentelées, c'est bien tout cela qui était connu. Tout cela, depuis dix ans je l'avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer, poétisés par l'énorme distance, que nous envoyait Georges; c'est bien ce coin du monde dont nous parlait avec amour notre frère qui n'est plus...
"C'est tout cela, avec le grand charme en moins, le charme des illusions indéfinies, des impressions vagues et fantastiques de l'enfance... Un pays comme tous les autres, mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve là, le même Harry qu'à Brightbury, qu'à Londres, qu'ailleurs, si bien qu'il me semble n'avoir pas changé de place...
"Ce pays des rêves, pour lui garder son prestige, j'aurais d? ne pas le toucher du doigt.
"Et puis ceux qui m'entourent m'ont gaté mon Tahiti, en me le présentant à leur manière; ceux qui tra?nent partout leur personnalité banale, leurs idées terre à terre, qui jettent sur toute poésie leur bave moqueuse, leur propre insensibilité, leur propre ineptie. La civilisation y est trop venue aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvage poésie s'en va, avec les coutumes et les traditions du passé...
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"Tant est que, depuis trois jours que le Rendeer a jeté l'ancre devant Papeete, ton frère Harry a gardé le bord, le coeur serré, l'imagination dé?ue.
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"John, lui, n'est pas comme moi, et je crois que déjà ce pays l'enchante; depuis notre arrivée je le vois à peine.
"Il est d'ailleurs toujours ce même ami fidèle et sans reproche, ce même bon et tendre frère, qui veille sur moi comme un ange gardien et que j'aime de toute la force de mon coeur...
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V
Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu'elle f?t un type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde; race distincte et mystérieuse, dont le provenance est inconnue.
Rarahu avait des yeux d'un noir roux, pleins d'une langueur exotique, d'une douceur caline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse; ses cils étaient si longs, si noirs qu'on les e?t pris pour des plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines figures arabes; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le type classique, avait des coins profonds, d'un contour délicieux. En riant, elle découvrait jusqu'au fond des dents un peu larges, blanches comme de l'émail blanc, dents que les années n'avaient pas eu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de l'enfance. Ses cheveux, parfumés au santal, étaient longs, droits, un peu rudes; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes épaules nues. Une même teinte fauve tirant sur le rouge brique, celle des terres cuites claires de la vieille Etrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de son front jusqu'au bout de ses pieds.
Rarahu était d'une petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique.
Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des bracelets; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises; et, sur le front, un tatouage plus pale, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sa race, c'était le rapprochement excessif de ses yeux, à fleur de tête comme tous les yeux maoris; dans les moments où elle était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d'enfant une finesse maligne de jeune ouistiti ; alors qu'elle était sérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux définir que par ces deux mots: une grace polynésienne.
VI
La cour de Pomaré s'était parée pour une demi-réception, le jour où je mis pour la première fois le
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