Le Mariage de Loti | Page 5

Pierre Loti
nos
points, battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se
penchant curieusement sur nos épaules.

Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tièdes,
parfumées, qu'amènent là-bas les orages d'été; les grandes palmes des
cocotiers se couchaient sous l'ondée, leurs nervures puissantes
ruisselaient d'eau. Les nuages amoncelés formaient avec la montagne
un fond terriblement sombre et lourd; tout en haut de ce tableau
fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne de
Fataoua. Dans l'air étaient suspendues des émanations d'orage qui
troublaient le sens et l'imagination...
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"Épouser la petite Rarahu du district d'Apiré." Cette proposition me
prenait au dépourvu, et me donnait beaucoup à réfléchir...
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Il allait sans dire que la reine, qui était une personne très intelligente et
sensée, ne me proposait point un de ces mariages suivant les lois
européennes qui enchaînent pour la vie. Elle était pleine d'indulgence
pour les moeurs faciles de son pays, bien qu'elle s'efforçait souvent de
les rendre plus correctes et plus conformes aux principes chrétiens.
C'était donc simplement un mariage tahitien qui m'était offert. Je
n'avais pas de motif bien sérieux pour résister à ce désir de la reine, et
la petite Rarahu du district d'Apiré était bien charmante...
Néanmoins, avec beaucoup d'embarras, j'alléguai ma jeunesse.
J'étais d'ailleurs un peu sous la tutelle de l'amiral du Rendeer qui aurait
pu voir d'un mauvais oeil cette union... Et puis un mariage est une
chose fort coûteuse, même en Océanie... Et puis, et surtout, il y avait
l'éventualité d'un prochain départ,--et laisser Rarahu dans les larmes, en
eût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.
Pomaré sourit à toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l'avait
convaincue.
Apres un moment de silence, elle me proposa Faïmana, sa suivante, que

cette fois je refusai tout net.
Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement
ses yeux se tournèrent vers Ariitéa la princesse:
--Si je t'avais offert celle-ci, dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec
plus d'empressement, mon petit Loti?...
La vieille femme révélait par ces mots qu'elle avait deviné le troisième
et assurément le plus sérieux des secrets de mon coeur.
Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose se répandit sur ses joues
ambrées; je sentis moi-même que le sang me montait tumultueusement
au visage et le tonnerre se mit à rouler dans les profondeurs de la
montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation
tendue d'un mélodrame...
Pomaré satisfaite de sa facétie riait sous cape. Elle avait mis à profit le
trouble qu'elle venait d'occasionner pour marquer deux fois té tâné
(l'homme), c'est-à-dire le roi...
Pomaré, dont un des passe-temps favoris était le jeu d'écarté, était
extraordinairement tricheuse, elle trichait même aux soirées officielles,
dans les parties intéressées qu'elle jouait avec les amiraux ou le
gouverneur, et les quelques louis qu'elle y pouvait gagner n'étaient
certes pour rien dans le plaisir qu'elle éprouvait à rendre capots ses
partenaires...

XIV
Rarahu possédait deux robes de mousseline, l'une blanche, l'autre rose,
qu'elle mettait alternativement le dimanche par-dessus son pareo bleu
et jaune, pour aller au temple des missionnaires protestants, à Papeete.
Ces jours-là, ses cheveux étaient séparés en deux longues nattes noires
très épaisses; de plus, elle piquait au-dessus de l'oreille (à l'endroit où
les vieux greffiers mettent leur plume) une large fleur d'hibiscus, dont
le rouge ardent donnait une pâleur transparente à sa joue cuivrée.

Elle restait peu de temps à Papeete après le service religieux, évitant la
société des jeunes femmes, les échoppes des Chinois marchands de thé,
de gâteau et de bière. Elle était très sage, et en donnant la main à
Tiahoui, elle rentrait à Apiré pour se déshabiller.
Un petit sourire contenu, une petite moue discrète, étaient les seuls
signes d'intelligence que m'envoyaient les deux petites filles, quand par
hasard nous nous rencontrions dans les avenues de Papeete...

XV
... Nous avions déjà passé bien des heures ensemble, Rarahu et moi, au
bord du ruisseau de Fataoua, dans notre salle de bain sous les goyaviers,
quand Pomaré me fit l'étrange proposition d'un mariage.
Et, Pomaré, qui savait tout ce qu'elle voulait savoir, connaissait cela
fort bien.
Bien longtemps j'avais hésité.--J'avais résisté de toutes mes forces, --et
cette situation singulière s'était prolongée, au delà de toute
vraisemblance, plusieurs jours durant: quand nous nous étentions sur
l'herbe pour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait
mon corps de ses bras, nous nous endormions l'un près de l'autre, à peu
près comme deux frères.
C'était une bien enfantine comédie que nous jouions là tous deux, et
personne assurément ne l'eût soupçonnée. Le sentiment "qui fit hésiter
Faust au seuil de Marguerite" éprouvé pour une fille de Tahiti, m'eût
peut-être fait sourire moi-même, avec quelques années de plus; il eût
bien amusé l'état-major de Rendeer, en tout
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