Le Mariage de Loti | Page 3

Pierre Loti
comme tous les yeux maoris; dans les moments où elle
était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d'enfant une finesse
maligne de jeune ouistiti ; alors qu'elle était sérieuse ou triste, il y avait
quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux définir que par ces deux
mots: une grâce polynésienne.

VI
La cour de Pomaré s'était parée pour une demi-réception, le jour où je
mis pour la première fois le pied sur le sol tahitien.--L'amiral anglais du
Rendeer venait faire sa visite d'arrivée à la souveraine (une vieille
connaissance à lui)--et j'étais allé, en grande tenue de service,
accompagner l'amiral.
L'épaisse verdure tamisait les rayons de l'ardent soleil de deux heures;
tout était tranquille et désert dans les avenues ombreuses dont
l'ensemble forme Papeete, la ville de la reine.--Les cases à vérandas,
disséminées dans les jardins, sous les grands arbres, sous les grandes
plantes tropicales,--semblaient, comme leurs habitants, plongées dans
le voluptueux assoupissement de la sieste.--Les abords de la demeure
royale étaient aussi solitaires, aussi paisibles...
Un des fils de la reine,--sorte de colosse basané qui vint en habit noir à
notre rencontre, nous introduisit dans un salon aux volets baissés, où
une douzaine de femmes étaient assises, immobiles et silencieuses...
Au milieu de cet appartement, deux grands fauteuils dorés étaient
placés côte à côte.--Pomaré, qui en occupait un, invita l'amiral à
s'asseoir dans le second, tandis qu'un interprète échangeait entre ces
deux anciens amis des compliments officiels.
Cette femme, dont le nom était mêlé jadis aux rêves exotiques de mon
enfance, m'apparaissait vêtue d'un long fourreau de soie rose, sous les
traits d'une vieille créature au teint cuivré, à la tête impérieuse et
dure.--Dans sa massive laideur de vieille femme, on pouvait démêler
encore quels avaient pu être les attraits et le prestige de sa jeunesse,

dont les navigateurs d'autrefois nous ont transmis l'original souvenir.
Les femmes de sa suite avaient, dans cette pénombre d'un appartement
fermé, dans ce calme silence du jour tropical, un charme indéfinissable.
--Elles étaient belles presque toutes de la beauté tahitienne: des yeux
noirs, chargés de langueur, et le teint ambré des gitanos.--Leurs
cheveux dénoués étaient mêlés de fleurs naturelles et leurs robes de
gaze traînantes, libres à la taille, tombaient autour d'elles en longs plis
flottants.
C'était sur la princesse Ariitéa surtout, que s'arrêtaient involontairement
mes regards. Ariitéa à la figure douce, réfléchie, rêveuse, avec de pâles
roses du Bengale, piquées au hasard dans ses cheveux noirs...

VII
Les compliments terminés, l'amiral dit à la reine:
--Voici Harry Grant que je présente à Votre Majesté; il est le frère de
Georges Grant, un officier de marine, qui a vécu quatre ans dans votre
beau pays.
L'interprète avait à peine achevé de traduire, que Pomaré me tendit sa
main ridée; un sourire bon enfant, qui n'avait plus rien d'officiel, éclaire
sa vieille figure:
--Le frère de Rouéri! dit elle en désignant mon frère par son nom
tahitien.--Il faudra revenir me voir...--Et elle ajouta en anglais:
"Welcome!" (Bienvenu!) ce qui parut une faveur toute spéciale, la reine
ne parlant jamais d'autre langue que celle de son pays.
--"Welcome!" dit aussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en
me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale...
Et je partis charmé de cette étrange cour...

VIII
Rarahu n'avait guère quitté depuis sa petite enfance la case de sa vieille
mère adoptive, qui habitait dans le district d'Apiré, au bord du ruisseau
de Fataoua.
Ses occupations étaient fort simples: la rêverie, le bain, le bain
surtout:-le chant et les promenades sous bois, en compagnie de Tiahoui,
son inséparable petite amie.--Rarahu et Tiahoui étaient deux
insouciantes et rieuses petites créatures qui vivaient presque entière-
ment dans l'eau de leur ruisseau, où elles sautaient et s'ébattaient
comme deux poissons-volants.

IX
Il ne faudrait pas croire cependant que Rarahu fût sans érudition; elle
savait lire dans sa bible tahitienne, et écrire, avec une grosse écriture
très ferme, les mots doux de la langue maorie; elle était même très forte
sur l'orthographe conventionnelle fixée par les frères Picpus,--lesquels
ont fait, en caractères latins, un vocabulaire des mots polynésiens.
Beaucoup de petites filles dans nos campagnes d'Europe sont moins
cultivées assurément que cette enfant sauvage.--Mais il avait fallu que
cette instruction, prise à l'école des missionnaires de Papeete, lui eût
peu coûté à acquérir, car elle était fort paresseuse.

X
En tournant à droite dans les broussailles, quand on avait suivi depuis
une demi-heure le chemin d'Apiré, on trouvait un large bassin naturel,
creusé dans le roc vif.--Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se
précipitait en cascade, et versait une eau courante, d'une exquise
fraîcheur.

Là, tout le jour, il y avait société nombreuse; sur l'herbe, on trouvait
étendues les belles jeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes
journées tropicales
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