Le Mariage de Loti | Page 2

Pierre Loti
une émotion
bizarre, dessinée dans les albums de Loti; ce fait fortuit fut la cause
première de son grand amour pour lui.

III
D'ÉCONOMIE SOCIALE
La mère de Rarahu l'avait amenée à Tahiti, la grande île, l'île de la reine,
pour l'offrir à une très vieille femme du district d'Apiré qui était sa
parente éloignée. Elle obéissait ainsi à un usage ancien de la race
maorie, qui veut que les enfants restent rarement auprès de leur vraie
mère. Les mères adoptives, les pères adoptifs (faa amu) sont là- bas les
plus nombreux, et la famille s'y recrute au hasard. Cet échange
traditionnel des enfants est l'une des originalités des moeurs
polynésiennes.

IV
HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTÊME), A SA SOEUR, A
BRIGHTBURY, COMTÉ DE YORKSHIRE (ANGLETERRE)
"Rade de Tahiti, 20 janvier 1872.
"Ma soeur aimée,
"Me voici devant cette île lointaine que chérissait notre frère, point
mystérieux qui fut longtemps le lieu des rêves de mon enfance. Un
désir étrange d'y venir n'a pas peu contribué à me pousser vers ce
métier de marin qui déjà me fatigue et m'ennuie.
"Les années ont passé et m'ont fait homme. Déjà j'ai couru le monde, et
me voici enfin devant l'île rêvée. Mais je n'y trouve plus que tristesse et

amer désenchantement.
"C'est bien Papeete, cependant; ce palais de la reine, là-bas, sous la
verdure, cette baie aux grands palmiers, ces hautes montagnes aux
silhouettes dentelées, c'est bien tout cela qui était connu. Tout cela,
depuis dix ans je l'avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer, poétisés
par l'énorme distance, que nous envoyait Georges; c'est bien ce coin du
monde dont nous parlait avec amour notre frère qui n'est plus...
"C'est tout cela, avec le grand charme en moins, le charme des illusions
indéfinies, des impressions vagues et fantastiques de l'enfance... Un
pays comme tous les autres, mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve
là, le même Harry qu'à Brightbury, qu'à Londres, qu'ailleurs, si bien
qu'il me semble n'avoir pas changé de place...
"Ce pays des rêves, pour lui garder son prestige, j'aurais dû ne pas le
toucher du doigt.
"Et puis ceux qui m'entourent m'ont gâté mon Tahiti, en me le
présentant à leur manière; ceux qui traînent partout leur personnalité
banale, leurs idées terre à terre, qui jettent sur toute poésie leur bave
moqueuse, leur propre insensibilité, leur propre ineptie. La civilisation
y est trop venue aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos
conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvage poésie
s'en va, avec les coutumes et les traditions du passé...
........................................................................
"Tant est que, depuis trois jours que le Rendeer a jeté l'ancre devant
Papeete, ton frère Harry a gardé le bord, le coeur serré, l'imagination
déçue.
........................................................................
"John, lui, n'est pas comme moi, et je crois que déjà ce pays l'enchante;
depuis notre arrivée je le vois à peine.
"Il est d'ailleurs toujours ce même ami fidèle et sans reproche, ce même

bon et tendre frère, qui veille sur moi comme un ange gardien et que
j'aime de toute la force de mon coeur...
........................................................................

V
Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien
qu'elle fût un type accompli de cette race maorie qui peuple les
archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde; race
distincte et mystérieuse, dont le provenance est inconnue.
Rarahu avait des yeux d'un noir roux, pleins d'une langueur exotique,
d'une douceur câline, comme celle des jeunes chats quand on les
caresse; ses cils étaient si longs, si noirs qu'on les eût pris pour des
plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines
figures arabes; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que
le type classique, avait des coins profonds, d'un contour délicieux. En
riant, elle découvrait jusqu'au fond des dents un peu larges, blanches
comme de l'émail blanc, dents que les années n'avaient pas eu le temps
de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de
l'enfance. Ses cheveux, parfumés au santal, étaient longs, droits, un peu
rudes; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes épaules nues. Une
même teinte fauve tirant sur le rouge brique, celle des terres cuites
claires de la vieille Etrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le
haut de son front jusqu'au bout de ses pieds.
Rarahu était d'une petite taille, admirablement prise, admirablement
proportionnée; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une
perfection antique.
Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des
bracelets; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales,
imperceptibles, comme les femmes des Marquises; et, sur le front, un
tatouage plus pâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle
caractérisait sa race, c'était le rapprochement excessif de ses yeux, à

fleur de tête
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