Le Médicin Malgré Lui | Page 3

Molière
raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et
qui ait su dans son jeune âge son rudiment par coeur.
MARTINE.
Peste du fou fieffé!
SGANARELLE.
Peste de la carogne!
MARTINE.
Que maudit soit l'heure et le jour où je m'avisai d'aller dire oui!
SGANARELLE.
Que maudit soit le bec cornu[2] de notaire qui me fit signer ma ruine!
MARTINE.
C'est bien à toi vraiment à te plaindre de cette affaire! Devrois-tu être
un seul moment sans rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme? et
méritois-tu d'épouser une personne comme moi?
SGANARELLE.
Il est vrai que tu me fis trop d'honneur et que j'eus lieu de me louer la
première nuit de nos noces. Hé! morbleu! ne me fais point parler
là-dessus, je dirois de certaines choses...
MARTINE.
Quoi? que dirois-tu?

SGANARELLE.
Baste! laissons là ce chapitre; il suffit que nous savons ce que nous
savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.
MARTINE.
Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver? Un homme qui me réduit à
l'hôpital, un débauché, un traître qui me mange tout ce que j'ai...
SGANARELLE.
Tu as menti, j'en bois une partie.[3]
MARTINE.
Qui me vend pièce à pièce tout ce qui est dans le logis...
SGANARELLE.
C'est vivre de ménage.[4]
MARTINE.
Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avois...
SGANARELLE.
Tu t'en lèveras plus matin.
MARTINE.
Enfin, qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison...
SGANARELLE.
On en déménage plus aisément.
MARTINE.

Et qui, du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire.
SGANARELLE.
C'est pour ne me point ennuyer.
MARTINE.
Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille?
SGANARELLE.
Tout ce qu'il te plaira.
MARTINE.
J'ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.
SGANARELLE.
Mets-les à terre.
MARTINE.
Qui me demandent à toute heure du pain.
SGANARELLE.
Donne-leur le fouet. Quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout
le monde soit saoul dans ma maison.
MARTINE.
Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même?...
SGANARELLE.
Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît.
MARTINE.

Que j'endure éternellement tes insolences et tes débauches?...
SGANARELLE.
Ne nous emportons point, ma femme.
MARTINE.
Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir?
SGANARELLE.
Ma femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le
bras assez bon.
MARTINE.
Je me moque de tes menaces.
SGANARELLE.
Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
MARTINE.
Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
SGANARELLE.
Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
MARTINE.
Crois-tu que je m'épouvante de tes paroles?
SGANARELLE.
Doux objet de mes voeux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE.

Ivrogne que tu es!
SGANARELLE.
Je vous battrai.
MARTINE.
Sac à vin!
SGANARELLE.
Je vous rosserai.
MARTINE.
Infime!
SGANARELLE.
Je vous étrillerai.
MARTINE.
Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, bélître,
fripon, maraut, voleur!...
SGANARELLE. (Il prend un bâton, et lui en donne.)
Ah! vous en voulez donc?
MARTINE.
Ah! ah! ah! ah!
SGANARELLE.
Voilà le vrai moyen de vous apaiser.
SCÈNE II

MONSIEUR ROBERT, SGANARELLE, MARTINE.
M. ROBERT.
Holà! holà! holà! Fi! Qu'est-ce ci? quelle infamie! Peste soit le coquin,
de battre ainsi sa femme!
MARTINE, les mains sur les côtés, lui parle en le faisant reculer, et à
la fin lui donne un soufflet.
Et je veux qu'il me batte, moi.
M. ROBERT.
Ah! j'y consens de tout mon coeur.
MARTINE.
De quoi vous mêlez-vous?
M. ROBERT.
J'ai tort.
MARTINE.
Est-ce là votre affaire?
M. ROBERT.
Vous avez raison.
MARTINE.
Voyez un peu cet impertinent qui veut empêcher les maris de battre
leurs femmes!
M. ROBERT.

Je me rétracte.
MARTINE.
Qu'avez-vous à voir là-dessus?
M. ROBERT.
Rien.
MARTINE.
Est-ce à vous d'y mettre le nez?
M. ROBERT.
Non.
MARTINE.
Mêlez-vous de vos affaires.
M. ROBERT.
Je ne dis plus mot.
MARTINE.
Il me plaît d'être battue.
M. ROBERT.
D'accord.
MARTINE.
Ce n'est pas à vos dépens.
M. ROBERT.

Il est vrai.
MARTINE.
Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n'avez que faire.
M. ROBERT.
(Il passe ensuite vers le mari, qui pareillement lui parle toujours en le
faisant reculer, le frappe avec le mime bâton et le met en fuite. Il dit à
la fin:)
Compère, je vous demande pardon de tout mon coeur; faites, rossez,
battez comme il faut votre femme; je vous aiderai, si vous le voulez.
SGANARELLE.
Il ne me plaît pas, moi.
M. ROBERT.
Ah! c'est une autre chose.
SGANARELLE.
Je la veux battre si je le veux, et ne la veux pas battre si je le ne veux
pas.
M. ROBERT.
Fort bien.
SGANARELLE.
C'est ma femme, et non pas la vôtre.
M. ROBERT.
Sans doute.

SGANARELLE.
Vous n'avez rien à me commander.
M. ROBERT.
D'accord.
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