Le Lutrin | Page 2

Boileau
! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,?Il te ravisse encore le rochet et la mitre ??Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché,?Et renonce au repos, ou bien à l'évêché.
Elle dit, et, du vent de sa bouche profane,?Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane.?Le prélat se réveille, et, plein d'émotion,?Lui donne toutefois la bénédiction.
Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie?A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ;?Le superbe animal, agité de tourments,?Exhale sa douleur en longs mugissements ;?Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,?Querelle en se levant et laquais et servante ;?Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur,?Même avant le d?ner, parle d'aller au choeur.?Le prudent Gilotin, son aum?nier fidèle,?En vain par ses conseils sagement le rappelle ;?Lui montre le péril ; que midi va sonner ;?Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le d?ner.
Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,?Quand le d?ner est prêt, vous appelle à l'office ??De votre dignité soutenez mieux l'éclat :?Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ??A quoi bon ce dégo?t et ce zèle inutile ??Est-il donc pour je?ner quatre-temps ou vigile ??reprenez vos esprits et souvenez-vous bien?Qu'un d?ner réchauffé ne valut jamais rien.
Ainsi dit Gilotin ; et ce ministre sage?Sur table, au même instant, fit servir le potage.?Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect,?Demeure quelque temps muet à cet aspect.?Il cède, d?ne enfin : mais, toujours plus farouche,?Les morceaux trop hatés se pressent dans sa bouche.?Gilotin en frémit, et, sortant de fureur,?Chez tous ses partisans va semer la terreur.?On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,?Comme l'on voit marcher les bataillons de grues?Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,?De l'Hèbre ou du Styrmon vient d'occuper les bords.?A l'aspect imprévu de leur foule agréable,?Le prélat radouci veut se lever de table :?La couleur lui rena?t, sa voix change de ton ;?Il fait par Gilotin rapporter un jambon.?Lui-même le premier pour honorer la troupe,?D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;?Il l'avale d'un trait : et chacun l'imitant,?La cruche au large ventre est vide en un instant.?Sit?t que du nectar la troupe est abreuvée,?On dessert : et soudain, la nappe étant levée,?Le prélat, d'une voix conforme à son malheur,?Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :
Illustres compagnons de mes longues fatigues,?Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues,?Et par qui, ma?tre enfin d'un chapitre insensé,?Seul à Magnificat je me vois encensé ;?Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage ;?Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,?Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moi,?Donne à votre lutrin et le ton et la loi ??Ce matin même encore, ce n'est point un mensonge,?Une divinité me l'a fait voir en songe :?L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux,?A prononcé pour moi le Benedicat vos !?Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.
Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.?Il veut, mais vainement, poursuivre son discours ;?Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.?Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,?Pour lui rendre la voix, fait rapporter à boire :?Quand Sidrae, à qui l'age allonge le chemin,?Arrive dans la chambre, un baton à la main,?Ce vieillard dans le choeur a déjà vu quatre ages ;?Il sait de tous les temps les différents usages :?Et son rare savoir, de simple marguillier,?L'éleva par degrés au rang de chevecier.?A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,?Il devine son mal, il se ride, il s'avance ;?Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs :
Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,?Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire,?Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire.?Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux?Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,?Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa cl?ture?Fut jadis un lutrin d'inégale structure,?Dont les flancs élargis de leur vaste contour?Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour.?Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,?A peine sur son banc on discernait le chantre :?Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,?Découvert au grand jour, attirait tous les yeux.?Mais un démon, fatal à cette ample machine,?Soit qu'une main la nuit e?t haté sa ruine,?Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnat le destin,?Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.?J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,?Il fallut l'emporter dans notre sacristie,?Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,?Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.?Entends-moi donc, Prélat. Dès que l'ombre tranquille?Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,?Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,?Partent, à l a faveur de la naissante nuit,?Et du lutrin rompu réunissant la masse,?Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.?Si le chantre demain ose le renverser,?Alors de cent arrêts tu peux le terrasser.?Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,?Abyme tout plut?t : c'est l'esprit de l'Eglise ;?C'est
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