Le Journal de la Belle Meunière | Page 2

Marie Quinton
de Clermont que lui, le brave général Revanche,
partira pour la guerre, pour la victoire, pour la reprise des provinces
perdues.
C'est demain qu'il doit faire son entrée en ville, à la tête des troupes, et
qu'il doit aller au quartier général prendre possession de son
commandement.
Demain, il va y avoir un monde fou. Toutes les personnes à qui j'ai
causé n'ont qu'un désir, un souhait, un seul but de promenade pour
demain: aller voir et acclamer le général Boulanger!
* * *
2.--Dimanche 10 juillet.
Est-ce que moi aussi je suis atteinte de ce que notre vieil ami et docteur

appelait plaisamment, ces jours-ci, la «Boulangite»? Dès mon lever,
j'étais sur des charbons ardents; enfin, l'heure approche, je prends mes
gants, mon manteau et, au premier moment favorable, je m'échappe, je
descends sur Clermont en courant comme je ne l'ai plus fait depuis que
j'étais toute fillette!
Pourvu que je n'arrive pas trop tard! Je cours, je cours, je n'ai plus de
souffle. Tout le long de la route, une foule de plus en plus compacte se
porte vers Clermont.
Bientôt, on ne peut plus avancer qu'au pas, et il me faut faire des
prodiges de souplesse pour me glisser à travers tous ces hommes
pressés les uns contre les autres.
J'arrive, luttant pied à pied, jusqu'à l'octroi. Mais là, impossible de faire
un pas de plus. À partir de ce point jusqu'à la place de Jaude, ce n'est
plus qu'une mer humaine. Tout Royat, tout Clermont, tout le
département du Puy-de-Dôme,--toute l'Auvergne est là à l'attendre.
J'entends des patois, j'aperçois des coiffes qui viennent d'au moins
quinze à vingt lieues à la ronde.
Un vieux paysan, placé près de moi, déclare qu'il n'a jamais vu telle
affluence, même au temps où l'Empereur est venu dans le pays. Il paraît
que, passé la place de Jaude, la foule est encore plus immense sur tout
le trajet, jusque bien au delà du quartier général.
Le temps est magnifique, le ciel tout bleu, tout ensoleillé. La gaîté de la
nature se reflète dans la foule. Personne n'est dans son état normal, on
est enfiévré, on palpite. À tout moment éclatent, répétés par des milliers
de poitrines, les refrains d'En revenant d'la Revue. Et quand on arrive
aux mots:
«Moi, je n'faisais qu'admirer Le brav' général Boulanger!»
un seul cri s'échappe de toutes les bouches: «Vive Boulanger!»
Tout à coup, des sonneries de clairon parviennent jusqu'à nous, suivies

du bruit, lointain d'abord, puis de plus en plus proche, des tambours qui
battent aux champs. Et, au même instant, au milieu du silence absolu
qui vient de se faire, les musiques des régiments entonnent la
Marseillaise.
Ainsi que tous en ce moment, je penche la tête et je fixe les yeux dans
la direction de Chamalières, d'où va déboucher le cortège. Une poussée
se produit vers le cordon de troupes qui fait la haie et m'empêche,
pendant un moment, de voir. Mais je m'accroche, je me hisse sur les
épaules de ceux qui sont devant moi et, maintenant, je vois très bien.
Toute la largeur de la route est prise par une armée d'officiers de toutes
armes, chevauchant en grande tenue. Leurs uniformes scintillent
comme s'ils étaient pailletés d'or. Plus près, plusieurs généraux à
culottes blanches et coiffés d'un bicorne à plumes noires; enfin, à
quelques mètres seulement de moi, très droit sur un superbe cheval noir,
le grand cordon rouge entourant le torse, la poitrine constellée de
décorations, le bicorne étincelant sous la plume blanche, c'est Lui!
C'est bien Lui, tel que le représentent les images qui ornent jusqu'aux
plus humbles de nos chaumières, Lui, le jeune général à la barbe blonde,
aux yeux gris d'acier, au profil si puissamment beau! Je le fixe de toute
la force de mon regard et, alors, une chose m'a frappée. Sur ce visage
de l'homme adoré des foules, en cette minute de triomphe où tout un
pays de France l'acclamait, il y avait une expression de tristesse infinie!
Je n'ai pas pu me tromper: ses yeux, un instant, se sont abaissés de mon
côté; et ces yeux étaient infiniment mornes, et la face tout entière était
pâle, assombrie. Je voulus m'en assurer encore, mais, déjà, il m'avait
dépassée, tandis que le cri populaire, jusque-là retenu dans toutes les
poitrines, ébranlait de nouveau l'espace de son nom.
Je suis remontée à Royat, parmi la foule qui se dispersait. Toutes les
impressions de ces minutes inoubliables se pressaient en tumulte dans
mon cerveau. Mais la dernière, celle de sa tristesse à Lui au moment de
notre enthousiasme à tous, celle-là dominait toutes les autres.
* * *
4.--Mercredi 13 juillet.

Demain, jour de la Fête Nationale, les troupes seront passées en revue
par le général Boulanger, sur la place de Jaude. Je le reverrai donc,--car
je veux le revoir,
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