Le Jour des Rois | Page 7

William Shakespeare
en est dépravé. Quiconque est généreux, sans reproche, et d'une humeur franche, gaie, prend pour des flèches d'oiseau ces traits que vous croyez des boulets de canon; il n'y a aucune médisance dans un fou de profession, quoiqu'il ne fasse que railler, et il n'y a point d'amertume dans les railleries d'un homme connu pour sage, quoiqu'il ne fasse que censurer.
LE BOUFFON.--Que Mercure te donne le don de mentir, en récompense de ce que tu parles si bien des fous!
(Entre Marie.)
MARIE.--Madame, il y a à votre porte un jeune gentilhomme qui désire beaucoup vous parler.
OLIVIA.--De la part du comte Orsino, n'est-ce pas?
MARIE.--Je l'ignore, madame; c'est un beau jeune homme, et bien accompagné.
OLIVIA.--Qui de mes gens l'arrête à ma porte?
MARIE.--Sir Tobie, madame, votre parent.
OLIVIA.--écartez-le, je vous prie: il ne dit pas un mot qui ne soit d'un insensé. (_Marie sort._)--Allez, Malvolio; si c'est un message de la part du comte, je suis malade, ou je ne suis pas chez moi; tout ce que vous voudrez pour m'en débarrasser. (_Malvolio sort._) (_Au bouffon._) Tu vois, l'ami, que ta folie devient surannée et qu'elle dépla?t aux gens.
LE BOUFFON.--Vous avez parlé pour nous, madame, comme si votre fils a?né était un fou. Que Jupiter veuille remplir son crane de cervelle; car voici un de vos parents qui a une _pie-mère_[23] des plus faibles.
[Note 23: La pie-mère, membrane du cerveau, prise ici pour le cerveau lui-même.]
(Entre sir Tobie Belch.)
OLIVIA.--Sur mon honneur, il est à demi-ivre.--Qui est-ce qui est à la porte, cousin?
SIR TOBIE.--Un gentilhomme.
OLIVIA.--Un gentilhomme! quel gentilhomme?
SIR TOBIE.--C'est un gentilhomme.... La peste soit des harengs saurs! Eh bien! sot?
LE BOUFFON.--Bon! Sir Tobie....
OLIVIA.--Mon oncle, mon oncle, comment se fait-il que vous ayez gagné de si bonne heure cette léthargie?
SIR TOBIE.--La luxure[24]; je défie la luxure.--Il y a quelqu'un à la porte.
[Note 24: équivoque entre lechery et lethargy.]
OLIVIA.--Oui, certes: qui est-ce?
SIR TOBIE.--Qu'il soit le diable, s'il veut, je ne m'en embarrasse guère. Oh! vous pouvez m'en croire, comme je vous le dis: oui, cela m'est égal. (Il sort.)
OLIVIA.--A quoi ressemble un homme ivre, fou?
LE BOUFFON.--A un homme noyé, à un fou, et à un frénétique; un verre de plus après qu'il est en chaleur en fait un fou: le second le jette dans la frénésie, et un troisième le noie.
OLIVIA.--Va chercher l'officier de paix, et qu'il veille sur mon cousin; car il en est au troisième degré de la boisson, il est noyé; va, veille sur lui.
LE BOUFFON.--Il n'est encore que fou, madame; et le fou aura soin du fou. (Le bouffon sort.)
(Malvolio rentre.)
MALVOLIO.--Madame, il jure qu'il vous parlera. Je lui ai dit que vous étiez malade: il répond qu'il s'attendait à cela, et que c'est pour cela qu'il vient vous parler: je lui ai dit que vous étiez endormie; il semble qu'il en avait aussi un pressentiment, et il dit que c'est pour cela qu'il vient vous parler; que lui dira-t-on, madame? Il est cuirassé contre toute espèce de refus.
OLIVIA.--Dites-lui qu'il ne me parlera pas.
MALVOLIO.--On le lui a déjà dit; et il déclare qu'il va s'établir à votre porte, comme le poteau d'un shériff[25], et se faire pied de banc; mais qu'il vous parlera.
[Note 25: Les poteaux placés à la porte du shériff, pour afficher les actes publics, les ordonnances, etc.]
OLIVIA.--Quelle espèce d'homme est-ce?
MALVOLIO.--Mais de l'espèce des hommes.
OLIVIA.--Et quelles sont ses manières?
MALVOLIO.--De fort mauvaises manières. Il veut vous parler, que vous vouliez ou non.
OLIVIA.--Et sa personne, son age?
MALVOLIO.--Il n'est pas encore assez agé pour un homme, ni assez jeune pour un enfant; il est ce qu'est une cosse avant qu'elle devienne pois; ou un fruit vert, quand il est sur le point d'être une pomme; au point de séparation entre l'enfant et l'homme; il a un fort beau visage, et il parle d'un ton mutin; on croirait que le lait de sa mère n'est pas encore tout à fait sorti de ses veines.
OLIVIA.--Qu'il vienne; appelez ma demoiselle.
MALVOLIO.--Mademoiselle, madame vous appelle.
(Il sort.)
(Marie rentre.)
OLIVIA.--Donnez-moi mon voile; jetez-le-moi sur mon visage: nous consentons à écouter encore une fois l'ambassade d'Orsino.
(Entre Viola.)
VIOLA.--Laquelle est ici l'honorable ma?tresse du logis?
OLIVIA.--Adressez-moi la parole, je répondrai pour elle; que voulez-vous?
VIOLA.--Très-radieuse, parfaite et incomparable beauté....--Je vous prie, dites-moi si c'est là la ma?tresse de la maison, car je ne l'ai jamais vue. Je serais bien faché de perdre mal à propos ma harangue; car outre qu'elle est admirablement bien écrite, je me suis donné beaucoup de peine, pour l'apprendre par coeur. Généreuses beautés, ne me faites essuyer aucun dédain; je suis extrêmement susceptible à la plus légère marque de mépris.
OLIVIA.--De quelle part venez-vous, monsieur?
VIOLA.--Je ne suis pas en état d'en dire beaucoup plus que je n'ai étudié; et cette question s'écarte de mon r?le. Aimable dame, donnez-moi l'assurance positive que vous êtes la ma?tresse du logis, afin que je puisse procéder à ma harangue.
OLIVIA.--êtes-vous comédien?
VIOLA.--Non, à vous parler du fond du coeur; et cependant je
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