Le Jour des Rois | Page 3

William Shakespeare
de la part de sa suivante. Le ciel même, avant qu'il ait été réchauffé pendant sept années, ne jouira point librement de sa vue; mais, comme une religieuse clo?trée, elle ne marchera que sous le voile; elle arrosera une fois chaque jour le pavé de sa chambre de ses larmes amères, et le tout pour pleurer un frère qui n'est plus, et dont elle veut entretenir la tendre et vive image dans son triste souvenir.
LE DUC.--Oh! celle qui a un coeur assez sensible pour payer ce tribut de tendresse à un frère, combien elle aimera quand le trait doré de l'amour aura donné la mort à la foule de toutes les autres affections qui vivent en elle, quand ses nobles perfections, son foie, son cerveau, son coeur[4], ces tr?nes souverains, seront une fois occupés et remplis tout entiers par un seul roi suprême!--Allons nous coucher sur ces doux lits de fleurs: les pensers de l'amour reposent mollement sous le dais d'une vo?te de feuillage.
[Note 4: Le foie, le cerveau et le coeur étaient regardés comme le siége des passions, des jugements, des sentiments.]
(Ils sortent.)

SCèNE II
La c?te de la mer.
VIOLA, UN CAPITAINE, suivi de matelots.
VIOLA.--Amis, quel est ce pays?
LE CAPITAINE.--C'est l'Illyrie, madame.
VIOLA.--Et que ferai-je en Illyrie? mon frère est dans l'élysée. Peut-être n'est-il pas noyé. Qu'en pensez-vous, matelots?
LE CAPITAINE.--C'est par un hasard que vous avez été sauvée vous-même.
VIOLA.--O mon pauvre frère!--Et peut-être pourra-t-il l'être aussi par hasard.
LE CAPITAINE.--Cela est vrai, madame; et pour augmenter votre confiance dans le hasard, soyez assurée que lorsque notre vaisseau s'est ouvert, au moment où vous, et ces tristes restes échappés avec vous, vous êtes attachés au bord de notre chaloupe, j'ai vu votre frère, plein de prévoyance dans le péril, se lier avec une adresse que lui suggéraient le courage et l'espoir à un gros mat qui surnageait sur les flots: je l'y ai vu assis comme Arion sur le dos d'un dauphin, en allant de front avec les vagues, tant que j'ai pu le voir.
VIOLA.--Tenez, voilà de l'or, pour ce que vous venez de me dire. Mon propre salut me fait na?tre l'espérance (et votre récit l'encourage) qu'il pourra lui en arriver autant. Connaissez-vous ce pays?
LE CAPITAINE.--Oui, madame, très-bien; car je suis né et j'ai été élevé à moins de trois lieues de cet endroit même.
VIOLA.--Qui gouverne ici?
LE CAPITAINE.--Un duc aussi illustre par son caractère que par son nom.
VIOLA.--Quel est son nom?
LE CAPITAINE.--Orsino.
VIOLA.--Orsino! J'ai entendu mon père le nommer; il était gar?on alors.
LE CAPITAINE.--Il l'est encore, ou du moins il l'était tout dernièrement; car il n'y a pas un mois que je suis parti d'ici, et alors il courait un bruit tout récent (vous savez que les petits causent toujours sur ce que font les grands) qu'il sollicitait l'amour de la belle Olivia.
VIOLA.--Qui est-elle?
LE CAPITAINE.--Une vertueuse jeune personne, la fille d'un comte qui est mort il y a environ un an; il la laissa en mourant à la protection de son fils, son frère, qui est mort aussi peu de temps après, et c'est pour l'amour de ce frère qu'elle a, dit-on, renoncé à la vue et à la société des hommes.
VIOLA.--Oh! que je voudrais être au service de cette dame et y rester inconnue au monde jusqu'à ce que j'aie eu le temps de m?rir mes desseins!
LE CAPITAINE.--Cela serait difficile à obtenir. Elle ne veut écouter aucune proposition, non pas même celle du duc.
VIOLA.--Capitaine, tu as une heureuse physionomie; et quoique la nature renferme souvent la corruption sous une belle enveloppe, cependant je suis portée à croire de toi que tu as une ame qui convient à ces beaux dehors. Je te prie, et je t'en récompenserai généreusement, cache ce que je suis, et aide-moi à me procurer le déguisement dont j'aurai peut-être besoin pour exécuter mes projets. Je veux m'attacher au service de ce duc. Tu me présenteras à lui en qualité d'eunuque: cela peut en valoir la peine, car je sais chanter; je saurai lui parler sur divers tons de musique variée, qui lui rendront mon service agréable. Ce qui peut advenir plus tard, je l'abandonne au temps: conforme seulement ton silence à mes désirs.
LE CAPITAINE.--Soyez son eunuque, moi je serai votre muet. Quand ma langue sera indiscrète, que mes yeux cessent de voir!
VIOLA.--Je te remercie, conduis-moi.
(Ils sortent.)

SCèNE III
Appartement de la maison d'Olivia.
SIR TOBIE et MARIE.
SIR TOBIE.--Que diable prétend ma nièce en prenant si fort à coeur la mort de son frère? Je suis s?r, moi, que le chagrin est ennemi de la vie.
MARIE.--Sur ma parole, sir Tobie, il faut que vous veniez de meilleure heure le soir. Madame votre nièce a de grandes objections[5] à vos heures indues.
SIR TOBIE.--Eh bien! qu'elle excipe avant d'être excipée[6].
[Note 5: En anglais exceptions, d'où la réponse de sir Tobie.]
[Note 6: _Let her except before excepted._]
MARIE.--Fort bien; mais il faut vous confiner dans les modestes
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