Le IIe livre des masques | Page 5

Remy de Gourmont
au plaisir simple d'��tre d'accord, de rire avec na?vet��, de sourire d'un air discret, de s'��mouvoir aux longues commotions. Mais aussi une fiert�� peut lui venir de son renoncement et de son isolement, soit qu'il ait adopt�� la pose du stylite, soit qu'il ait ferm�� sur ses plaisirs la porte d'un palais.
M. Rebell a choisi ce dernier mode: il se pr��sente �� nous dans l'attitude de l'aristocrate heureux et d��daigneux.
En un temps o��, petits plagiaires de S��n��que le philosophe, les agents de change, les avocats populaires, les professeurs retir��s dans un h��ritage, les millionnaires, les ambassadeurs, les t��nors, les ministres et les banquistes, o�� toute la ?noblesse r��publicaine?, hypocritement joyeuse de vivre, s'attendrit avec soin sur le ?sort des humbles?, au moment m��me qu'elle leur met le pied sur la nuque, en ce temps-l��, il est agr��able d'entendre quelques paroles de franchise et M. Rebell dire: ?Je veux jouir de la vie telle qu'elle m'a ��t�� donn��e, selon toute sa richesse, toute sa beaut��, toute sa libert��, toute son ��l��gance; je suis un aristocrate.?
Cela ne signifie pas qu'insensible �� toutes les souffrances naturelles il d��daigne le peuple (comme le bourgeois-type qui hait au-dessus de lui et m��prise au-dessous); il l'aime au contraire, mais d'un amour trop raisonnable et trop ��lev�� pour que le peuple en soit touch��. Au pauvre monde que de stupides sermons ont inclin�� vers les satisfactions de la vanit�� et du civisme, il enseignerait volontiers la joie toute simple d'��tre un brave animal. Les plaisirs intellectuels, �� quoi bon en sugg��rer le d��sir �� des cerveaux infailliblement r��tifs aux ��motions d��sint��ress��es, aux ��lixirs qui n'ont pas tout d'abord gratt�� le palais et chauff�� le ventre? Donc ?le devoir pr��sent est de gu��rir les vignes malades et de replanter les vignes d��truites, afin d'enivrer la France enti��re?.
Dans le dialogue ou je recueille cette phrase, pour une telle opinion le personnage se fait traiter d'humanitaire et d'utopiste, mais on vient �� son aide, l'on prouve qu'il en est de l'intelligence comme d'un fleuve et que de trop nombreuses saign��es font baisser son niveau. La conclusion est le vieux panem et circenses, du pain, du vin et les jeux,--et fermer les mus��es et les biblioth��ques ?et briser les urnes abominables qui, durant tout un si��cle, auront livr�� �� la canaille le destin et la pens��e des plus grands hommes?. Opinions, comme on le voit, assez insolentes; il n'est pas n��cessaire de les taxer d'excessives: assez de bons esprits les trouveront monstrueuses, car les bons esprits s'��loignent peu des id��es communes.
Transport�� dans les oeuvres d'imagination, l'aristocratisme de M. Rebell devient obscur, se confond volontiers avec la licence des moeurs. On est un peu d��rout��. Il n'est pas bien certain que le gitonisme soit une forme tr��s heureuse du m��pris des convenances sociales; ni que l'opposition d'un cardinal d��bauch�� �� un capucin malpropre soit une d��monstration tr��s probante de la sup��riorit�� de l'aristocrate sur le mercenaire; ni qu'un peintre hyst��rique et vaniteux nous fasse songer aussit?t �� Titien ou �� V��ron��se; ni qu'une courtisane famili��re des bouges ��voque sans faillir les images ��mouvantes de la volupt�� v��nitienne. Il y a bien des d��fauts et bien de la grossi��ret�� dans cette Nichina qui a mis en lumi��re le nom de M. Rebell; mais c'est tout de m��me une oeuvre vivante, amusante et riche. On y voit une Venise �� la fois d��licate et basse, opulente et sordide, superstitieuse et lubrique, plus pr��s sans doute de l'histoire que de la l��gende; c'est pourquoi quelques-uns furent choqu��s.
Nul, au surplus, n'a cru que ce livre d?t ��tre regard�� comme capital; essai, qui pour d'autres appara?trait un consid��rable effort, la Nichina n'est qu'un prologue pour Hugues Rebell romancier: on attend de lui des histoires et des combinaisons moins arbitraires, des r��cits dont la tragi-com��die accoucherait d'une id��e. Des id��es, il en est riche, autant que le plus opulent penseur d'hier ou d'aujourd'hui: il ne lui manque que de savoir les ins��rer plus solidement dans le cerveau de ses personnages. Ouvrir les Chants de la pluie et du soleil, c'est tomber dans une mine o�� l'on puiserait longtemps sans l'appauvrir. Ce sont des po��mes en vers ou en prose, mais o�� le souci de l'expression est toujours domin�� par la volont�� de dire quelque chose de nouveau. Le th��me fondamental est la joie de vivre, d'��tre un homme libre, fier, qui ne songe qu'�� accomplir son destin naturel, en aimant la beaut��, en jouissant de tous les plaisirs des sens et de l'intelligence, et cela sans mesure, sans hypocrisie, avec une fougue ignorante de tous les m��nagements et de toutes les morales. C'est un livre tumultueux, grondant, qui donne l'impression d'une gare immense pleine de locomotives, de sifflements, de cris et de baisers d'adieu ou de retour. C'est un livre vraiment tout gonfl�� d'id��es et o�� la nature,
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