la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin,
métayer à la Belle-Etoile? J'ai trouvé sa voiture et sa jument qui s'en allaient sans
conducteur, le long d'un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot,
j'ai pu voir son nom et son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai
ramené son attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement retardé
quand même".
Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole avec sa lampe.
"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une couverture. La
bête est fatiguée; elle boitille un peu".
Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les autres cet attelage perdu
qui nous revenait, telle une épave qu'eût ramenée la haute mer--la première épave et la
dernière, peut-être, de l'aventure de Meaulnes.
"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai perdu
beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez moi".
Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire l'attelage à la
Belle-Etoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on déciderait de ce qu'il faudrait
raconter aux gens du pays et écrire à la mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête,
en refusant le verre de vin que nous lui offrions.
Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous rentrions sans rien
dire et que mon père conduisait la voiture à la ferme, mon grand-père appelait:
"Alors? Est-il rentré, ce voyageur?"
Les femmes se concertèrent du regard, une seconde:
"Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas!
--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il.
Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour dormir.
Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à la mère du
fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et nous gardâmes pour nous seuls
notre inquiétude qui dura trois grands jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme
vers onze heures, sa moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très
basse, angoissée et colère...
CHAPITRE VI
On frappe au carreau.
Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand matin, les premiers
arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant autour du puits. Ils attendaient que le
poêle fût allumé dans l'école pour s'y précipiter.
Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars de la campagne. Ils
arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des paysages de givre, d'avoir vu les étangs
glacés, les taillis où les lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et
d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour du poêle rouge. Et,
ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un panier un écureuil gelé qu'il avait découvert
en route. Il essayait, je me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la
longue bête raidie...
Puis la pesante classe d'hiver commença...
Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes
le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa blouse, la tête haute et comme
ébloui!
Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y
eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous n'entendîmes pas, et le fugitif se
décida enfin à pénétrer dans l'école.
Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de paille qu'on voyait
accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout son air de voyageur fatigué, affamé,
mais émerveillé, tout cela fit passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de
curiosité.
M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en train de nous faire
la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif. Je me rappelle combien je le
trouvai beau, à cet instant, le grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis
par les nuits passées au dehors, sans doute.
Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un qui rapporte un
renseignement:
"Je suis rentré, monsieur."
--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec curiosité... Allez vous asseoir
à votre place".
Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air moqueur, comme
font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis, et, saisissant d'une main le bout
de la table, il se laissa glisser sur son banc.
"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maître-- toutes les têtes
étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant que vos camarades finiront la dictée".
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