Le Grand Meaulnes | Page 8

Alain-Fournier
ferrés sur les dalles de l'école a succédé, dehors, le
bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de la cour et dérapent au virage
de la petite grille ouverte sur la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du
jardin. Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir...
Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé.
"Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. Meaulnes ne
connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train pour
trois heures".
Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:
"Mais qu'y a-t-il donc?"

Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est toujours là,
immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un qui demande justice.

CHAPITRE V
La voiture qui revient.
Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le dîner, assis devant la
haute cheminée, ils commencèrent à raconter par le menu détail tout ce qui leur était
arrivé depuis les dernières vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.
La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à manger. Elle grinçait en
s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant nos veillées de campagne, j'attendais
secrètement ce grincement de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou
s'essuyant sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se concertent
avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices, quelqu'un enfin qui
venait nous distraire de la longue veillée.
Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous ceux que j'aimais
étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne cessais d'épier tous les bruits de la nuit
et d'attendre qu'on ouvrît notre porte.
Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, ses deux pieds
lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa
pipe contre son soulier, était là. Il approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la
grand'mère, de son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui n'avaient
pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux.
J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la porte. Meaulnes
sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne s'était passé... Ou peut-être irait-il
d'abord reconduire la jument à la Belle-Etoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la
route et la grille s'ouvrir...
Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières en battant
s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du sommeil. La grand'mère
répétait avec embarras sa dernière phrase, que personne n'écoutait.
"C'est de ce garçon que vous êtes en peine?" dit-elle enfin.
A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de
Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon compagnon avait dû s'attarder en
chemin. Sa tentative était manquée. Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma
déception, tandis que ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de
givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne trottinant. De temps à
autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé, montait l'appel lointain d'une bergère ou
d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long

cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la voix de Meaulnes
me conviant à le suivre au loin...
Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le
grand-père était entré dans la chambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacée
d'être close depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en
dentelle des fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait posé son
bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de souffler sa bougie, et
nous étions debout, nous disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit
de voitures nous fit taire.
On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela ralentit le pas et
finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la route, mais
qui était condamnée.
Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à
clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur le bord des marches, il leva la lumière
au-dessus de sa tête pour voir ce qui se passait.
C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché derrière l'autre. Un
homme avait sauté à terre et hésitait...
"C'est ici
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