demeure où s'écoulèrent
les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où
revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.
Le hasard des "changements", une décision d'inspecteur ou de préfet nous avaient
conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui
précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille
rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis
silencieusement par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était
bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les
pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir,
comma à chaque "déplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison
si mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle
avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant noircie par le voyage. Puis
elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner
pour rendre le logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à
rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter
petitement autour du puits et sous le hangar.
C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux
retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d'attente dans notre cour de
Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains
appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va
descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer dans
ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d'autres nuits que je
me rappelle; je ne suis plus seul dans cette chambre; une grande ombre inquiète et amie
passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père
Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des
femmes en visite--est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de
celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de
repos. Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.
J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier jour d'automne qui
fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une voiture de La Gare qui
devait lui apporter un chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la
messe; et jusqu'au sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé
anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf.
Après midi, je dus partir seul à vêpres.
"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d'enfant,
même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que je passe mon
dimanche à le refaire".
Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au
loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans une barque; et
ma mère, retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes.
Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre qu'elle mais aussi
fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant dans la froide salle
à manger, qu'elle ouvrît la porte pour me montrer comment ça lui allait.
Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après vêpres. Un
baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du
bourg avaient revêtu leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés, transis et
battant la semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...
Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui se serait trompée
de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandoulière emmenèrent la
pompe au petit trot; et je les vis disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins
silencieux, écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où je n'osais
pas les suivre.
Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j'entendais
sourdement monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la
grande cour qui isolait notre maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à
la petite grille.
Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque chose d'insolite.
En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq portes vitrées qui
donnaient sur
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