Le Docteur Pascal | Page 7

Emile Zola
voyait, la nuit, dans ses
cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares
physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu'elle aurait
voulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts! Elle savait
comment le docteur avait eu l'idée de réunir ces documents, dès le
début de ses grandes études sur l'hérédité, comment il s'était trouvé
conduit à prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques
qu'il y constatait et qui venaient à l'appui des lois découvertes par lui.
N'était-ce pas un champ tout naturel d'observation, à portée de sa main,
qu'il connaissait à fond? Et, avec une belle carrure insoucieuse de
savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, les
renseignements les plus intimes, recueillant et classant tout, dressant
cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineux
dossiers n'étaient que le commentaire, bourré de preuves.
--Ah! oui, continuait la vieille madame Rougon ardemment, au feu, au
feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient!
A ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le
tour que prenait l'entretien, elle l'arrêta d'un geste prompt.
--Non, non! Martine, restez! vous n'êtes pas de trop, puisque vous êtes
de la famille maintenant.
Puis, d'une voix sifflante:
--Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que nos
ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notre triomphe!...
Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton père, sur ta
mère, sur ton frère, sur moi, tant d'horreurs!

--Des horreurs, grand'mère, mais comment le sais-tu?
Elle se troubla un instant.
--Oh! je m'en doute, va!... Quelle est la famille qui n'a pas eu des
malheurs, qu'on peut mal interpréter? Ainsi, notre mère à tous, cette
chère et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand'mère, n'est-elle pas
depuis vingt et un ans à l'Asile des Aliénés, aux Tulettes? Si Dieu lui a
fait la grâce de la laisser vivre jusqu'à l'âge de cent quatre ans, il l'a
cruellement frappée en lui ôtant la raison. Certes, il n'y a pas de honte à
cela; seulement, ce qui m'exaspère, ce qu'il ne faut pas, c'est qu'on dise
ensuite que nous sommes tous fous.... Et, tiens! sur ton grand-oncle
Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables!
Macquart a eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais,
aujourd'hui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite propriété des
Tulettes, à deux pas de notre malheureuse mère, sur laquelle il veille en
bon fils?... Enfin, écoute! un dernier exemple. Ton frère Maxime a
commis une grosse faute, lorsqu'il a eu, d'une servante, ce pauvre petit
Charles, et il est d'autre part certain que le triste enfant n'a pas la tête
solide. N'importe! cela te fera-t-il plaisir, si l'on te raconte que ton
neveu est un dégénéré, qu'il reproduit, à trois générations de distance,
sa trisaïeule, la chère femme près de laquelle nous le menons parfois, et
avec qui il se plaît tant?... Non! il n'y a plus de famille possible, si l'on
se met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre.
C'est à dégoûter de vivre!
Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse
noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un
silence régna, puis elle dit avec lenteur:
--C'est la science, grand'mère.
--La science! s'exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie,
leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacré au monde! Quand
ils auront tout démoli, ils seront bien avancés!... Ils tuent le respect, ils
tuent la famille, ils tuent le bon Dieu....
--Oh! ne dites pas ça, madame! interrompit douloureusement Martine,

dont la dévotion étroite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon
Dieu!
--Si, ma pauvre fille, il le tue.... Et, voyez-vous, c'est une crime, au
point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne
l'aimez pas, ma parole d'honneur! non, vous ne l'aimez pas, vous deux
qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il
rentre dans la vraie route.... Ah! moi, à votre place, je fendrais plutôt
cette armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec
toutes les insultes au bon Dieu qu'elle contient!
Elle s'était plantée devant l'immense armoire, elle la mesurait de son
regard de feu, comme pour la prendre d'assaut, la saccager, l'anéantir,
malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un
geste d'ironique dédain:
--Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir!
Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix,
oubliant des deux autres, se parlant, à elle-même:
--C'est vrai, il ne peut tout savoir.... Toujours, il y a autre chose,
là-bas.... C'est ce qui me fâche, c'est ce qui nous fait nous quereller
parfois; car je
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