gagna sa chambre, où il avait installé une sorte de laboratoire, et il s'y enferma. La défense d'y entrer était formelle. C'était là qu'il se livrait à des préparations spéciales, dont il ne parlait à personne. Presque tout de suite, on entendit le bruit régulier et lent d'un pilon dans un mortier.
--Allons, dit Clotilde en souriant, le voilà à sa cuisine du diable, comme dit grand'mère.
Et elle se remit posément à copier la tige de roses trémières. Elle en serrait le dessin avec une précision mathématique, elle trouvait le ton juste des pétales violets, zébrés de jaune, jusque dans la décoloration la plus délicate des nuances.
--Ah! murmura au bout d'un moment Martine, de nouveau par terre, en train de raccommoder le fauteuil, quel malheur qu'un saint homme pareil perde son ame à plaisir!... Car, il n'y a pas à dire, voici trente ans que je le connais, et jamais il n'a fait seulement de la peine à personne. Un vrai coeur d'or, qui s'?terait les morceaux de la bouche.... Et gentil avec ?a, et toujours bien portant, et toujours gai, une vraie bénédiction!... C'est un meurtre qu'il ne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu. N'est-ce pas? mademoiselle, il faudra le forcer.
Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long à la fois, donna sa parole, l'air grave.
--Certainement, Martine, c'est juré. Nous le forcerons.
Le silence recommen?ait, lorsqu'on entendit le tintement de la sonnette fixée, en bas, à la porte d'entrée. On l'avait mise là, afin d'être averti, dans cette maison trop vaste pour les trois personnes qui l'habitaient. La servante sembla étonnée et grommela des paroles sourdes: qui pouvait venir par une chaleur pareille? Elle s'était levée, elle ouvrit la porte, se pencha au-dessus de la rampe, puis reparut en disant:
--C'est madame Félicité.
Vivement, la vieille madame Rougon entra. Malgré ses quatre-vingts ans, elle venait de monter l'escalier avec une légèreté de jeune fille; et elle restait la cigale brune, maigre et stridente d'autrefois. Très élégante maintenant, vêtue de soie noire, elle pouvait encore être prise, par derrière, grace à la finesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque ambitieuse courant à sa passion. De face, dons son visage séché, ses yeux gardaient leur flamme, et elle souriait d'un joli sourire, quand elle le voulait bien.
--Comment, c'est toi, grand'mère! s'écria Clotilde, en marchant à sa rencontre. Mais il y a de quoi être cuit, par ce terrible soleil!
Félicité, qui la baisait au front, se mit à rire.
--Oh! le soleil, c'est mon ami!
Puis, trottant à petits pas rapides, elle alla tourner l'espagnolette d'un des volets.
--Ouvrez donc un peu! c'est trop triste, de vivre ainsi dans le noir.... Chez moi, je laisse le soleil entrer.
Par l'entre-baillement, un jet d'ardente lumière, un flot de braises dansantes pénétra. Et l'on aper?ut, sous le ciel d'un bleu violatre d'incendie, la vaste campagne br?lée, comme endormie et morte dans cet anéantissement de fournaise; tandis que, sur la droite, au-dessus des toitures roses, se dressait le clocher de Saint-Saturnin, une tour dorée, aux arêtes d'os blanchis, dans l'aveuglante clarté.
--Oui, continuait Félicité, j'irai sans doute tout à l'heure aux Tulettes, et je voulais savoir si vous aviez Charles, afin de l'y mener avec moi.... Il n'est pas ici, je vois ?a. Ce sera pour un autre jour.
Mais, tandis qu'elle donnait ce prétexte à sa visite, ses yeux fureteurs faisaient le tour de la pièce. D'ailleurs, elle n'insista pas, parla tout de suite de son fils Pascal, en entendant le bruit rythmique du pilon qui n'avait pas cessé dans la chambre voisine.
--Ah! il est encore à sa cuisine du diable!... Ne le dérangez pas, je n'ai rien à lui dire.
Martine, qui s'était remise à son fauteuil, hocha la tête, pour déclarer qu'elle n'avait nulle envie de déranger son ma?tre; et il y eut un nouveau silence, tandis que Clotilde essuyait à un linge ses doigts tachés de pastel, et que Félicité reprenait sa marche de petits pas, d'un air d'enquête.
Depuis bient?t deux ans, la vieille madame Rougon était veuve. Son mari, devenu si gros, qu'il ne se remuait plus, avait succombé, étouffé par une indigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit du jour où il avait appris la catastrophe de Sedan. L'écroulement du régime, dont il se flattait d'être un des fondateurs, semblait l'avoir foudroyé. Aussi Félicité affectait-elle de ne plus s'occuper de politique, vivant désormais comme une reine retirée du tr?ne. Personne n'ignorait que les Rougon, en 1851, avaient sauvé Plassans de l'anarchie, en y faisant triompher le coup d'état du 2 décembre, et que, quelques années plus tard, ils l'avaient conquis de nouveau, sur les candidats légitimistes et républicains, pour le donner à un député bonapartiste. Jusqu'à la guerre, l'empire y était resté tout-puissant, si acclamé, qu'il y avait obtenu, au plébiscite, une majorité écrasante. Mais, depuis les désastres, la ville devenait républicaine, le quartier
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