Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 9

Jacques Cazotte
d'instruction,
j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de don Bernardo de
Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par dona Mencia,
ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans
l'Estramadure. «Oh! ma mère! disais-je, que penseriez-vous de votre
fils, si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore? Mais cela ne durera
pas, je m'en donne parole.»
Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis
de Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon
équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en
revue, mais les grâces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse,
frappèrent encore davantage les spectateurs.
Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main
des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon
appartement: mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres,
voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je
venais de faire la montre. «C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant
dans mon appartement, je n'ai pas besoin de vous: allez vous reposer, je
vous parlerai demain.»
Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur
nous; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie
dont je venais de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de
traverser.

Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux
sur le page, les siens sont fixés vers la terre; une rougeur lui monte
sensiblement au visage: sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup
d'émotion; enfin je prends sur moi de lui parler.
«Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des grâces à
ce que vous avez fait pour moi, mais comme vous vous étiez payé
d'avance, je pense que nous sommes quittes...
--Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce
prix...
--Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste,
donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyiez
payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à
l'auberge, au tailleur...
--Vous plaisantez hors de propos...
--Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous
retirer, car il est tard et il faut que je me couche...
--Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas dû
m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis
savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, et ont
deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque
égard pour les bienséances de mon état, mais votre procédé pour moi
est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en fût
humiliée...
--Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des
égards? Eh bien! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour
vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...
--Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis...--Puis-je
l'ignorer?...--Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos
préventions; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux
yeux: c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus

grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet,
m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me
donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les
plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la
vôtre, d'asile que votre chambre; me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il
dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité,
quelqu'un qui a sacrifié pour lui une âme sensible, un être faible dénué
de tout autre secours que le sien, en un mot, une personne de mon
sexe?»
Je reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras; mais
elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens: enfin, je suis
rangé contre le mur. «Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y
penser de me prendre par mon serment. Quand ma mère me donna ma
première épée, elle me fit jurer sur la garde, de servir toute ma vie les
femmes et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je
pense que c'est aujourd'hui...
--Eh bien! cruel, à quel titre que ce soit, permettez-moi de coucher dans
votre chambre...
--Je le veux pour la rareté du fait et mettre le comble à la bizarrerie de
mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie
ni ne vous entende; au premier mot, au premier mouvement, capables
de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous
demander à mon

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