harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée,
tout à la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement
arrondis par le bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la
grâce étaient inconcevables; nous étions tous surpris, nous croyions être
au plus délicieux concert.
La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'âme, plus
d'expression: on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J'étais ému
jusqu'au fond du coeur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du
charme qui me ravissait.
La cantatrice m'adressait les expressions tendres de son récit et de son
chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile; il était d'un
pénétrant, d'une douceur inconcevables: ces yeux ne m'étaient pas
inconnus. Enfin, en assemblant les traits, tels que le voile me les laissait
apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto; mais
l'élégance, l'avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer
sous l'ajustement de femme, que sous l'habit de page.
Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes
éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous
donner lieu d'admirer la diversité de ses talents. «Non, répondit-elle; je
m'en acquitterais mal dans la disposition d'âme où je suis: d'ailleurs,
vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir.
Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée: vous êtes prévenus que je
pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je suis à ses
ordres; je vous demande en grâce d'agréer mes excuses, et de me
permettre de me retirer.» En disant cela, elle se lève, veut emporter sa
harpe. Je la lui prends des mains; et, après l'avoir reconduite jusqu'à la
porte par laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.
Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les
regards; j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux; il
m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit: Je doublai la dose, et,
comme l'heure s'avançait, je dis à mon page, qui s'était remis à son
poste derrière mon siége, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto
sort sur-le-champ, va remplir mon intention.
«Vous avez ici un équipage, me dit Soberano?--Oui, répliquai-je, je me
suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous
ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément. Buvons encore un
coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin.»
Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands
estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. «Seigneur don
Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture; elle
est au delà, mais tout auprès de ces débris dont ces lieux-ci sont
entourés.» Nous nous levons, Biondetto et les estafiers nous précèdent;
on marche.
Comme nous ne pouvions aller quatre de front entre des bases et des
colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra
la main. «Vous me donnez un beau régal, ami; il vous coûtera cher.
--Ami, répliquai-je, je suis trop heureux s'il vous a fait plaisir; je vous
le donne pour ce qu'il me coûte.»
Nous arrivons à la voiture; nous trouvons deux autres estafiers, un
cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres aussi
commode qu'on eût pu le désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons
légèrement le chemin de Naples.
Nous gardâmes quelque temps le silence: enfin un des amis de
Soberano le rompt. «Je ne vous demande point votre secret, Alvare;
mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières. Jamais
personne ne fut servi comme vous l'êtes, et depuis quarante ans que je
travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient
d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste
vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux plus
souvent qu'on ne songe à les réjouir. Enfin, vous savez vos affaires,
vous êtes jeune; à votre âge, on désire trop pour se laisser le temps de
réfléchir, et on précipite ses jouissances.»
Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en me parlant et me
donnait le temps de penser à ma réponse.
--J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs
distinguées; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera
de les avoir toutes partagées avec de bons amis.» On vit que je me
tenais sur la réserve, et la conversation tomba.
Cependant le silence amena la réflexion: je me rappelai les discours de
Soberano et de Bernadillo, et conclus que je venais de sortir du plus
mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent
jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquais pas
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